Le blog de Camille et David

J'ai deux mots à vous dire



« Gens de Dublin » : Mélancolie et vacuité

27 décembre 2021


Photo : AlloCiné

Avec Gens de Dublin, John Huston réalise, en 1987, son tout dernier film, un film testamentaire en quelque sorte. Epuisé, le cinéaste décède avant la première. Grand passionné de James Joyce, Huston se saisit de sa nouvelle The Dead pour recréer avec fidélité, une oeuvre d’une élégance, d’un raffinement, mais aussi d’une nostalgie et d’une modestie remarquables, bien loin des vanités que le film démasque.
Nous sommes en janvier 1904. Les soeurs Morkan et leur nièce Mary, reçoivent leurs amis à la réception annuelle qu’elles organisent pour l’Épiphanie. Il y a là le neveu Gabriel (Donal McCann) et son épouse Gretta (Angelica Huston) qu’on verra dans la première partie du film légère et enjouée et plus tard vers la fin en madone diaphane. Il y a Mrs Malins et son alcoolique de fils Freddy, toujours à mettre les pieds dans le plat avec ses remarques drôles et naïves. On entendra chanter le ténor Barteil D’Arcy, vaniteux et rempli d’orgueil suivi du beau poème récité par Mr. Grace. Quant à Mr. Brown, on notera qu’il a toujours un verre de whisky à la main et qu’il est toujours sur le point de s’endormir. À part la jeune Molly, pressée de se rendre à une réunion politique, tout ce beau monde rit, danse, chante au son du piano de Mary, se repait de vin et d’oie farcie, avec une caméra qui balaye les personnages comme dans une chorégraphie vagabonde. On discute de politique, d’art, de religion… de façon superficielle, sans passion.
On évoque sans cesse le passé, qui, nous le savons est définitivement passé et ne réapparait que comme un récit que John Huston nous décrit sous forme d’une succession d’images dont on ne sait trop à qui ou à quel fait précis elles renvoient. Derrière cette apparence légère et festive chacun étouffe le poids de ses petites misères et de ses angoisses existentielles. La mélancolie et la mort flottent sur le festin comme nous le signifie John Huston. Le futur est ainsi évoqué avec cette image où l’on peut voir la plus vieille des deux soeurs sur son lit de mort. Ou lorsque Gabriel récite son discours de remerciements face aux deux vieilles soeurs filmées dans un long plan en plongée, comme paralysées de bonheur et de frayeur à la fois.
Vanité, orgueil, mélancolie, médiocrité, vacuité… tout cela se lit sur le visage des convives. Et la mort aussi peut-être. La couleur du traitement d’une sombre beauté, l’atmosphère grisâtre, le découpage du récit, n’annoncent rien de bon. À l’arrivée des invités devant la maison des soeurs Morkan, c’est l’enthousiasme et l’impatience des réjouissances attendues qui animent ce petit monde. Puis, rideau. À nouveau la façade de la maison comme pour marquer la fin de l’excitation de la fête à venir et le début de cet entre deux ambivalent tout à la fois réjouissant et déliquescent. (On ne peut s’empêcher de penser au film Le guépard de Visconti). Puis encore un plan sur la façade. C’est le troisième temps, celui de la mort.
Si le passé est mort, l’avenir est tout aussi mortifère. Huston nous y avait déjà préparé avec la vieille Morkan sur son lit funéraire. Voici maintenant que Gretta s’en fait le passeur. Tous les convives partent. Gabriel et Gretta les derniers. Sur les marches, Gretta, saisie d’émotion et baignée de lumière s’immobilise en entendant chanter le ténor Bartell D’Arcy. Comme elle le dira à Gabriel plus tard à l’hôtel où ils logent, cette chanson lui rappelle un triste souvenir de sa jeunesse. Elle avait alors connu un jeune homme qui lui chantait cette chanson et qui s’était laissé mourir d’amour pour elle. Culpabilité ? Remords ? Gabriel en est bouleversé. Le temps se vide de son histoire. La passé est passé. L’amour est mort. Huston s’en va. Mais le film reste. Il est là, écrit dans un texte magnifique et dit par des acteurs qui nous émeuvent infiniment.

« Gens de Dublin »
John Huston
USA 1987
Avec Angelica Huston et Donal McCann
Disponible en DVD et Blu-ray

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« First Cow » : À la vie, à la mort !

27 septembre 2021


Photo : AlloCiné

First Cow est un western déroutant, tant il fracture les codes habituels du genre. Fini les méchants; fini les héros conquérants; fini les shérifs responsables. Ici, ce sont des hommes simples, ordinaires, cherchant à survivre et rêvant de lendemains souriants, l’amitié chevillée au corps. King Lu (Orion Lee), un immigré chinois fuit des Russes qui le pourchassent, complètement nu, dans une vulnérabilité totale. Il est immédiatement reconnu par Otis « Cookie » Figowitz (John Magaro), immigré comme lui, venu probablement des pays de l’Est européen. Une amitié instinctive s’établit entre eux. Démunis et perdus dans la forêt, la générosité et l’entr’aide vont venir renforcer leur compagnonnage. Ils rêvent d’ouvrir un hôtel à San Francisco. C’est comme pour beaucoup d’immigrés, la possibilité du « rêve américain ».

Pour s’en sortir, ils confectionnent – Cookie est un ancien pâtissier de Boston – d’excellents beignets qu’ils vont vendre au campement des trappeurs de castors, qui se régalent et en redemandent. C’est par la ruse qu’ils en arrivent là, par  la grâce de la seule vache du pays, propriété d’un notable Anglais, le Chief Factor de la région. Et qui lui-même est ravi de savourer leur pâtisserie. (Rappelons que l’histoire se déroule en 1820 alors que le territoire de l’Oregon ne fait pas encore partie de l’Union). Devant le succès de leur création et du profit qu’ils en retirent, leur aspiration à conquérir le marché de San Francisco se renforce de jour en jour.

Kelly Reichardt fait évoluer les deux personnages dans un environnement filmé au format carré comme pour bien mettre en évidence leur simplicité, leur fragilité et la profondeur de leurs sentiments fraternels. La nature, est là, toujours présente. Cookie se nourrit de champignons cueillis avec délicatesse. Il pêche avec élégance. Avec King Lu, ils dansent avec les arbres dans les sous-bois comme dans une chorégraphie. Cookie parle à la vache avec des mots d’amour… Il y a comme une harmonie, une symbiose entre les hommes et la nature ; entre tous les hommes : les Américains, les immigrés et les indiens dont Cookie bénéficie de la protection lorsqu’il est poursuivi par les gardes du Chief Factor.

On n’est jamais dans l’excès, dans la démesure. Le film est une succession de petits instants qui se répètent comme l’entendaient d’ailleurs des philosophes tels Walter Benjamin ou Theodor Adorno. Le géant, le grand, l’expansion, c’est ce que suggèrent les deux péniches porte-conteners qui traversent l’écran au début et à la fin du film. Elles pourraient bien signifier le développement commercial exceptionnel de l’Amérique dont les graines seraient celles plantées par les deux héros du film dans leur volonté de faire des affaires. Ou au contraire, ne serait-ce pas aussi l’échec de l’esprit d’entreprise qui vient se fracasser dans la dissolution du rêve américain ? C’est bien là ce que nous montre Kelly Reichardt, deux paumés, bercés d’illusions, cherchant à survivre, à rebours des pionniers conquérants des westerns traditionnels. Mais quel western !

First Cow
De Kelly Reichardt
USA – 2019
En salles depuis le 20 octobre 2021
Disponible en DVD et Blu-ray

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« The Blues Brothers » : un délire à l’excès

30 août 2021


Photo : AlloCiné

The Blues Brothers est une comédie musicale tournée en 1980 par John Landis. Mais c’est une comédie musicale qui n’obéit pas totalement aux normes cinématographiques du genre. En effet, l’intrigue passe au deuxième plan, masquée par la succession de concerts musicaux où les plus grands interprètes de soul, de gospel ou de rythm’n blues démontrent leur talent. Elle est également masquée par les séquences époustouflantes de cascades automobiles, de poursuites, de prises d’assaut de bâtiments et même de manifestations grotesques du parti nazi. Il faut cependant dire un mot de cette histoire, prétexte aux scènes musicales ou d’action qui sont dès lors le sujet principal du film.
Les deux personnages centraux, les frères Blues, Jake (John Belushi) et Elwood (Dan Aykroyd) se retrouvent à la sortie de prison de Jake. Concédons que sur le plan cinématographique, ces premiers plans sont fascinants et – bien qu’en couleurs – ils renvoient aux images des films expressionnistes allemands ou aux films d’Ida Lupino, notamment Outrage (1950). On peut voir se dessiner en silhouette le corps de Jake dans l’encadrement de la porte de la prison, auréolé d’une lumière jaune/or éclatante, en fort contraste avec le noir profond de la prison. Le plan où Dan l’attend de l’autre côté de la rue fait preuve du même minimalisme.
Leur aventure va alors commencer dans une atmosphère de farce joyeuse et rocambolesque. Ils rendent visite à l’orphelinat religieux où ils avaient été élevés et apprennent que celui-ci est débiteur d’un impôt de 5000 dollars payable dans les 11 jours sans quoi l’établissement sera contraint de fermer. Voici donc les deux frères Blues en quête de l’argent nécessaire. C’est en voyant dans une église baptiste un révérend faire son sermon (magnifique James Brown) dans un gospel tonitruant que Jake se trouve nimbé de la lumière divine et découvre la voie à suivre : reconstituer son groupe de rythm’n blues. Une certaine spiritualité évangélique traverse d’ailleurs le film. Le gospel dans l’église bien sûr, mais aussi le fait que Jake et Dan, après moult péripéties, finissent par rembourser au fisc ce qui est dû : l’orphelinat peut poursuivre son oeuvre et les deux frères parviennent ainsi à se racheter. Le dernier plan est significatif à cet égard. Le groupe des Blues Brothers se retrouve en prison et interprète devant les prisonniers, dans un rythme déchaîné, Jailhouse rock. On notera que sur le fond de la scène est inscrit : « It’s never too late to mend ». La rédemption est toujours possible.
Mais la musique commande. John Lee Hooker nous entraîne dans le blues. Ray Charles, dans sa boutique d’instruments de musique fait danser dans la rue les jeunes du quartier. Aretha Franklin, patronne d’un modeste restaurant, houspille son mari guitariste Matt en chantant Think, pour l’empêcher de rejoindre les Blues Brothers. Et puis, dans un moment de magie purement hollywoodien, Cab Calloway interprète sa célèbre chanson fétiche Minnie the Moocher.
Tout le film de John Landis se déroule dans la démesure. Les actions sont dignes des films catastrophe. Les exploits de Dan au volant de sa voiture renvoient ceux de James Bond au rayon des accessoires. Les courses poursuites entre les forces de l’ordre, les équipes de nazis et les frères Blues nous laissent pantois. Les carambolages de voitures de police, du jamais vu : on parle d’une centaine de voitures détruites pendant le tournage. Et cette destruction d’un centre commercial et ses vitrines éventrées : des dégâts qu’une bombe n’aurait pas provoqués. Et encore cette voiture des poursuivants nazis qui se retrouve éjectée à des centaines de mètres en l’air.
Les quelques apparitions de l’ex-fiancée de Jake se jouent aussi dans l’extrême. Pour se venger, la voici tirant au lance-roquettes détruisant le bâtiment dans lequel Dan et Jake étaient sur le point de rentrer. La voilà encore faisant exploser une bombe les ensevelissant eux et les deux policiers qui les suivaient ou utilisant un lance-flamme pour faire sauter la cabine téléphonique où se trouvaient les deux protagonistes.
Le summum de la démesure tient en plus de 15 minutes à la fin du film. Dan et Jake pénètrent dans l’hôtel des impôts, l’armée, la police locale de Chicago, la police fédérale, les pompiers, les gardes nationaux, des soldats descendant en rappel des tours des bâtiments cherchent à les capturer.
La démesure, l’excès sont des caractéristiques de nombreux films américains, mais aussi peut-être de l’Amérique. L’immensité du territoire et les grands espaces y sont pour quelque chose. Évoquons les grandes traversées de convois de bétail (La rivière rouge de Howard Hawks – 1949, Les affameurs d’Anthony Mann – 1952), les liaisons ferroviaires (Pacific Express de Cecil B. DeMille – 1939), la conquête de l’Ouest, la ruée vers l’or… Et sur un plan historique, tant de situations ou d’événements marqués par l’énormité, la démesure, le monumental, l’immensité avec comme exemple archétypique l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 et le Débarquement de Normandie en 1944.
Finalement The Blues Brothers, film excessif ? Oui, musicalement excessif. Oui magiquement excessif. Oui excessivement délirant et jouissif.

The Blues Brothers
De John Landis
USA – 1980
Avec John Belushi et Dan Aykroyd
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Nomadland » : un regard vers l’autre

18 août 2021


Photo : AlloCiné

Le dernier film de la cinéaste Chloé Zhao, Nomadland (trois fois oscarisé) est un road movie qui se déroule dans l’Amérique d’aujourd’hui. Fern, émouvante et magnifique Frances McDormand se retrouve au chômage sans indemnités après que la petite ville du Nevada où elle vivait voit sa situation économique s’effondrer et se transformer en désert. À la mort de son conjoint, elle prend la route dans un vieux van pour se libérer du poids des ressentiments qui la guette. Commence alors sa nouvelle vie de nomade parmi tous les autres nomades, retraités, migrants, déclassés, rejetés, victimes comme elle d’un capitalisme mortifère. Clap de fin du Rêve américain !
Où vont-ils tous ces voyageurs de la route ? À la recherche d’un petit job, d’un emploi temporaire chez Amazon, serveur dans un café, pompiste ou laveur de voitures, employé dans un camping. Mais aussi, ils marchent vers l’Ouest, vers la Californie qui pensent-ils devrait les sortir de la poisse. Comme le faisaient déjà les paysans du film de John Ford, Les raisins de la colère (1940). Fern est là, parmi eux, croisant d’autres routards d’infortune sur les aires prévues pour les caravanes. Une grande fraternité se déploie, les gens se comprennent, s’écoutent, s’entr’aident et partagent le peu qu’ils ont, un sourire, une histoire passée autour d’un feu… oubliant le temps d’une pause leurs blessures et leur précarité. L’intérêt et le regard bienveillant que Fern porte aux autres, les signes d’attention des uns à l’égard des autres, les soins qu’on se prodigue, les petits gestes… Ce sont bien là les signes de la bonté et de l’amour.
Et la nature n’y est pas pour peu. L’immensité des paysages filmés en plans larges, façon western, les espaces désertiques du Nevada, de l’Arizona ou du Dakota apportent à Fern et à tous ses co-nomades un sentiment de plénitude que le monde qu’ils ont quitté ne pouvait leur fournir. C’est là, au milieu de la nature et de ses compagnons de route que Fern trouve un nouveau chez soi. La route, sans cesse, comme but du voyage. On pense aux films de Terrence Malick auxquels d’ailleurs Chloé Zhao ne manque pas de se référer. Les images de Nomadland, cette itinérance, évoquent un Moderne Exode dans un espace tellurique, comme une vibration lyrique. Une poésie émouvante.

Nomadland
Chloé Zhao
USA – 2020
Avec Frances McDormand
En salle. Disponible en DVD et Blu-ray

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« Certaines femmes » : Solitude infinie

30 mai 2021


Photo : SensCritique

Certaines femmes est un western qui n’a rien à voir avec ceux des années 1950-1960. En effet, Kelly Reichardt situe son film dans un décor westernien, le Montana, pays de légende, sauvage et perdu dans une nature immense. La scène d’ouverture est une signature des plus significatives. C’est l’arrivée d’un long train de marchandises, traversant l’image en diagonale comme dans de nombreux westerns. On pense par exemple au Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann. Et il y a les chevaux, les montagnes enneigées, les petites villes perdues… Des indiens font une démonstration folklorique dans un supermarché. Jamie (Lily Gladstone), une jeune amérindienne qui soigne des chevaux, déambule dans la petite ville de Livingstone devant des vitrines de magasins vendant des vêtements de cowboy. Les paysages westerniens défilent tout au long du film souvent à travers les vitres des voitures comme sur un écran de cinéma. On a l’impression que tous ces signes forment une mythologie spectrale renvoyant à un passé (hollywoodien) révolu.
Et il y a surtout ces quatre femmes solitaires et muettes à la recherche d’une Amérique à jamais disparue. L’une, Gina Lewis (Michelle Williams) vient de Californie pour construire une maison authentique avec de vieilles pierres, vestiges d’une école de la période des pionniers. L’autre, c’est Laura Welles (Laura Dern) qui cherche à remplir de son mieux son rôle d’avocat et qui hélas ne peut rien faire pour empêcher l’arrestation de son client, Fuller (Jared Harris). La troisième, la professeure de droit Beth Travis (Kristen Stewart) doit faire face à la précarité de sa vie professionnelle où vient se greffer la rencontre avec Jamie, la jeune palfrenière, écrasée par la répétitivité de ses tâches quotidiennes.
Les personnages aussi sont vus à travers les vitres, les glaces, les rétroviseurs, les pare-brises, les portes. On peut voir Laura dans un angle de l’écran et son amant Ryan (James LeGros) dans un miroir à l’autre bout de l’écran. Jamie fait signe à Beth mais trois vitres les séparent : celle de la voiture, celles ensuite des deux portes où s’engouffre Beth. Gina fait signe à Albert (René Auberjonois) – le vieil homme à qui elle veut acheter les pierres – qui, derrière sa fenêtre vitrée, ne la voit même pas.
Tous ces personnages sont repliés sur eux-mêmes, ils ont des difficultés à se parler. La parole ne sort pas. La communication et la rencontre sont impossibles. Les participants aux leçons de Beth arrivent et repartent sans se saluer. Tous sont enfermés dans la solitude. Le client de Laura la supplie de lui faire parvenir des lettres même pour parler du temps qu’il fait. Et en effet, ils aspirent à aller vers l’autre, à entrer en contact, à créer des liens affectifs. Tout se joue dans les regards, le désir est là visible dans les gros plans sur les visages de Jamie et de Beth, dans celui de Laura et de son client. On croit même à un moment – dans un scène d’une intense harmonie – que la communion aura lieu lorsque Beth monte avec Jamie sur son cheval et qu’ensemble elles trottent calmement, en silence, jusqu’à la ville. Mais non, des relations affectives il n’y en aura pas. Jamie retourne vers ses chevaux, Beth à ses déboires professionnels. Laura promet d’écrire à son client emprisonné, mais le fera-t-elle ? Et Gina sera toujours aussi distante avec son mari et sa fille. Kelly Reichardt en dit peu, mais elle le dit si intensément. Intensité des regards, silence intense, solitude infinie. Désir impossible. Certaines femmes, un chef d’oeuvre de retenue.

Certaines femmes
Kelly Reichardt
USA – 2016
Avec Laura Dern, Kristen Stewart, Michelle Williams et Lily Gladstone
Disponible en DVD et Blu-ray

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« John Huston » : un Malin au cœur du Volcan

9 mai 2021


Photo : Carlotta

Les deux films magnifiques de John Huston, Le Malin (1979) et Au-dessous du volcan (1984) ressortent en version restaurée.
Dans Le malin, le héros Hazel Motes (fascinant Brad Dourif) perd la raison et avance vers la mort. Démobilisé, il revient vers sa famille et décide alors de fonder son église. John Huston porte ici la critique du fondamentalisme évangélique à un niveau paroxystique. Il situe le personnage de Hazel Motes carrément dans la folie et le délire. C’est un pasteur ou un anti-pasteur, dénonciateur de la supercherie des faux prophètes, mais prédicateur fanatique et blasphémateur à son tour. Hazel Motes s’improvise leader de « l’Église du Christ sans Christ… qui ne ressuscite pas les morts et ne guérit pas les paralytiques ». Il revoit en rêve son évangéliste et tyran grand-père (John Huston lui-même) qui prétendait sauver le monde de l’enfer. Il croise un pasteur prétendument aveugle (Harry Dean Stanton) ou d’autres vrais/faux prédicateurs, illuminés, avides d’argent, comme ce marchand d’épluche-légumes ou cet ex-speaker de la radio. Une fille stupide apparait berçant dans ses bras une sorte de poupon grotesque, telle une fausse vierge à l’enfant.
Possédé, Hazel Motes projette sa haine sur la religion et terrifie la foule en prêchant l’Antéchrist. Assassin, il s’aveugle comme Œdipe et meurt à son tour enfin dans d’atroces souffrances comme « un Christ du Dernier Jour ». Les « messages de Dieu » sont banalisés, transformés en décors de foire, livrés comme des totems dans le paysage avec des « Jesus Loves » en néon rouge ou des « Jesus Cares » sur les façades. Dans ce film, John Huston dénonce le délire religieux qui traverse l’Amérique de cette époque. Un film déconcertant, fascinant et grotesque à la fois.

Dans Au-dessous du volcan, au Mexique, le consul anglais Geoffrey Firmin (Albert Finney), abandonné par sa femme (Jacqueline Bisset), miné par l’alcool, en pleine déraison, erre vers sa mort. Ici la mort n’est pas une fin, mais le signe de la durée. Elle est en quelque sorte engloutie dans la liesse de la journée des morts, que John Huston et Gabriel Figueroa (le directeur de la photo) filment avec une extraordinaire maestria.
Dans ce film, Huston ne procède pas par un récit fait d’instants où chaque plan est lié au plan précédent ou au suivant par une logique rationnelle ou chronologique. Au contraire, il utilise des méthodes qui tournent le dos à la rationalité, à l’analyse, à la volonté de comprendre. Sa démarche est plus globalisante et se situe dans le registre des émotions brutes, de l’imaginaire. On n’est jamais dans l’expérimentation ou le découpage, mais dans la perception globale, dans le stéréotype. Le spectateur est de plain-pied dans le film. Certes il ne s’identifie pas au héros, Geoffrey Firmin, mais il n’entretient aucune distance avec lui.
La rhétorique romanesque du film nous entraine dans les profondeurs d’une mythologie où les hommes, les animaux et les dieux, mais aussi les éléments (l’eau, le feu…) entretiennent entre eux des relations chaotiques, en fusion. Où la passion, l’angoisse, la folie débordent. Il n’y a ni accélération vers la mort, ni ralentissement, ni explosion. Mais plutôt un magma, une totalité dense et opaque, dans les convulsions du Mexique d’hier et d’aujourd’hui.

Le Malin (Wise Blood)
John Huston
USA – 1979
Avec Brad Dourif, Harry Dean Stanton
Disponible en DVD et Blu-ray Carlotta

Au-dessous du volcan
John Huston
USA – 1984
Avec Albert Finney, Jacqueline Bisset
Disponible en DVD et Blu-ray Carlotta

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« Bertrand Tavernier » : La cinéphilie en deuil

30 mars 2021


Photo : AlloCiné

Bertrand Tavernier : un cinéaste classique dans la mesure où il s’est attaqué à tous les genres depuis L’horloger de Saint-Paul (1974) jusqu’à Voyage à travers le cinéma français (2016). Il était aussi un cinéaste complet, réalisateur bien sûr, mais aussi scénariste, producteur, documentariste, acteur, critique, écrivain et au dessus de tout un cinéphile d’une érudition incomparable. Il connaissait tout du cinéma… et pas seulement. Sa mémoire phénoménale lui permettait de retenir les noms de tous ceux qui avaient participé aux films dont il parlait : les décorateurs, les caméramans, les chefs-opérateurs, les monteurs, les scriptes, les cadreurs, les électriciens, les compositeurs, les comédiens et réalisateurs bien sûr.
Au-delà de sa carrière française, Bertrand Tavernier avait toujours eu un faible pour le cinéma américain. Tout jeune déjà, il avait fondé un ciné-club, le Nickelodéon, pour valoriser les films américains des années 1950. Il était fasciné par les westerns qui, pour lui, étaient le genre américain par excellence et qui, avait-il dit un jour, lui ont donné l’envie de faire du cinéma. Il évoquait avec sympathie les « quatre borgnes de Hollywood » : André de Toth, John Ford, Raoul Walsh et Fritz Lang auxquels il faut d’ailleurs ajouter Nicholas Ray. Il racontait qu’il n’aimait pas tourner aux États-Unis car il voulait être maître de ses choix et pouvoir tout faire lui-même, ce qui n’était pas le cas du système hollywoodien. Il avait cependant réalisé en 1983 avec Robert Parrish le documentaire Pays d’octobre (Mississippi Blues) et surtout Dans la brume électrique en 2009 avec Tommy Lee Jones.
Admirateur passionné du cinéma américain, il est l’auteur de deux ouvrages. En 1991, il publie avec Jean-Pierre Coursodon 50 ans de cinéma américain, une véritable bible qui deviendra en 2021, 100 ans de cinéma américain. En 1993, le monumental Amis américains décrit avec enthousiasme les 28 entretiens de Bertrand Tavernier avec des cinéastes majeurs de Hollywood : Elia Kazan, John Ford, Robert Altman, John Huston… Toujours attaché au western, il dirige à Actes Sud la collection «L’Ouest, le vrai » dans laquelle il met en lumière les grands romans western.
Dans sa vaste panoplie de films de tous les genres, Bertrand Tavernier, féru de jazz ne manqua pas de réaliser un film sur ce thème. Autour de minuit (Round Midnight) est une coproduction franco-américaine de 1986, qui évoque la vie du pianiste Bud Powell et du saxophoniste Lester Young. Les musiciens se produisent au Blue Note de Paris dans une reconstitution remarquable d’Alexandre Trauner accompagnée de la musique de Herbie Hancock.
Bertrand Tavernier, un grand défenseur du cinéma français, un passionné du cinéma américain, un grand du cinéma ! Nous n’oublierons pas ce passeur de l’amour du cinéma.

Bertrand Tavernier
Cinéaste
1941-2021

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« There Will Be Blood » : Sans Foi et sans Loi

28 février 2021


Photo : Cinenode

Le film de Paul Thomas Anderson, tiré du roman d’Upton Sinclair, Oil ! paru en 1927, porte sur cette période faste que connut l’Amérique dans la recherche et l’exploitation de gisements de pétrole.
Accompagné de son jeune fils, le prospecteur Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) se rend en Californie à la recherche de pétrole. Il rachète des terres aux fermiers et entreprend des forages là où bientôt jaillira l’or noir. Les premières images le montre, sans paroles mais avec la musique stridente de Jonny Greenwood, seul dans son acharnement à creuser et à creuser sans cesse.
Tout au long du film, les tours qui surmontent les puits sont la métaphore de la puissance entrepreneuriale de Daniel Plainview. Elles ponctuent les séquences jusqu’à l’explosion de celle d’où gicle le pétrole. Dans des images nocturnes intenses, la tour s’effondre en flammes, signe qui mènera Plainview à l’apogée de sa réussite, mais aussi peut-être annonciateur de sa probable déchéance. La verticalité des tours et des derricks qui se multiplient dans le paysage au fur et à mesure de l’expansion de l’entreprise, souligne elle aussi le pouvoir et la domination de Plainview. Mais c’est d’un pouvoir solitaire, dans un paysage désertique dévasté qu’il s’agit ici. De nombreux plans, de très gros plans même, nous montrent un Plainview souvent seul, encadré par les fenêtres de sa baraque, dans un environnement où seules quelques silhouettes d’ouvriers ou de prospecteurs apparaissent immobiles, à la façon d’un tableau d’Edward Hopper.
À cette solitude et cette désolation environnementale s’opposent les séquences, filmées en plongée, des fermiers avec leurs familles à partir du regard de Plainview. Ces quelques magnifiques plans marquent encore la marche vers le pouvoir du pétrolier mais aussi son hypocrisie et ses mensonges, lorsqu’il leur promet du blé, du pain et l’éducation des enfants.
Paul Thomas Anderson décrit avec virtuosité, comme dans un documentaire spectaculaire, les difficultés de forage, les accidents et les explosions, la construction d’un pipe-line, dans le bruit sec et assourdissant des derricks et des tiges de forage s’enfonçant dans la boue. Il dépeint avec une violence extrême, les rapports de haine ambigus entre l’intégrisme religieux et la rapacité entrepreneuriale.
Plainview, mécréant, misanthrope et prédateur sans scrupule est la figure d’un capitalisme sauvage sans limite. Dans son obsession à devenir le « Dieu » du pétrole, il va se confronter à un pasteur illuminé et fanatique, Éli Sunday (Paul Dano), fondateur de l’Église de la « troisième révélation ». Ce dernier est en fait un faux prophète, cupide et tyrannique, qui manipule les fidèles en pratiquant l’imposition des mains et les exorcismes. Comme dans cette séquence à l’église, d’une bigoterie grotesque, où Éli s’empare de l’arthrite d’une femme âgée et l’expédie à l’extérieur, au milieu d’une assistance béate d’émotion. Heurté par les péchés et les promesses non tenues de Plainview, Éli incite ce dernier à se faire baptiser, condition nécessaire à l’acquisition d’un terrain pour construire un pipeline. C’est l’une des scènes majeures du film, d’une extrême violence, qui se retourne en quelque sorte en son contraire dans la séquence finale, là où la violence atteint son paroxysme. En effet, Plainview force le pasteur à reconnaitre qu’il est un faux prophète et que Dieu n’est qu’une superstition. « I am a false prophet ! God is a superstition », répète Éli, trois fois en criant. Le sang sera versé, comme le dit le titre du film en référence au verset de la Genèse qui annonce la première plaie d’Egypte. L’affrontement des deux hommes se terminera tragiquement. Le sang coulera sur cette terre meurtrie et infestée par les péchés du prédicateur illuminé et la folie destructrice de Plainview. « J’ai fini » dit Plainview à son majordome dans la dernière image, après avoir fracassé la tête d’Éli avec une quille de billard. Une dernière scène où se déchaîne la violence, dans une succession de plans saccadés. Un film d’une noirceur abyssale… et grandiose. 

There Will Be Blood
Paul Thomas Anderson
USA – 2007
Avec Daniel Day-Lewis et Paul Dano
Musique de Jonny Greenwood
Disponible en DVD et Blu-ray

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« La colline des potences » : mi-ange mi-démon

22 janvier 2021


Photo : SensCritique

En 1957, Delmer Daves réalise ce fascinant film où le manichéisme habituel des westerns traditionnels est totalement absent. Entièrement construit sur la nuance des sentiments, La colline des potences n’en demeure pas moins un film dur et complexe.
Dès le premier plan, dans un long travelling magnifiant le paysage, le docteur Joe Frail (Gary Cooper), avance sur son cheval pour s’installer dans une communauté de chercheurs d’or. Son attitude hiératique, sobre et retenue semble un moment déstabilisée. Un infime rictus se dessine sur son visage à la vue d’une corde accrochée à une branche d’arbre (l’arbre des pendus).
Arrivé au village, il ouvre son cabinet médical au dessus d’une colline dominant le petite cité minière en pleine effervescence. La caméra filme le village en une superbe plongée comme prise au piège de l’oeil impérieux de Joe Frail. Il sauve Rune (Ben Piazza), un jeune homme blessé accusé de vol qu’il garde à son service. Il soigne avec tendresse la jeune Elizabeth (Maria Schell) blessée dans une attaque de diligence, devenue aveugle et l’aide à recouvrer la vue. Elle s’éprend de lui, mais il la rejette, marqué semble-t-il par une blessure amoureuse passée. Les soins sincères qu’il prodigue aux uns et aux autres, masquent néanmoins un personnage tyrannique et violent, ne supportant aucune intrusion dans ses affaires personnelles. Il tuera sans état d’âme, le prospecteur Frenchy (fantastique Karl Malden), après l’avoir surpris tentant de violer Elizabeth.
Tous les protagonistes sont ambivalents et complexes. Pas de manichéisme ni chez Joe Frail, ni chez Frenchy, louche et naïf en même temps, ni même chez Elizabeth, attirée par l’argent. Elle n’hésite pas à s’associer avec Frenchy pour exploiter une concession financée en secret par Joe Frail.
Delmer Daves décrit l’exploitation minière avec un réalisme proche du documentaire. C’est là, au cours d’un orage que nos prospecteurs vont découvrir un filon inimaginable. Le film prend alors une tournure de «féérie répugnante» : Frenchy est acclamé, les pépites sont distribuées à foison, l’alcool coule à flots, des bagarres éclatent, on met le feu à tout le village, des prédicateurs de tout poil s’agitent. L’un d’entre eux (George C. Scott), illuminé, adepte des soins par imposition des mains et haïssant évidemment Joe, soulève la population contre lui. Ils ne vont pas tarder à lyncher Joe et l’emmener à l’arbre des pendus. Elizabeth arrivera à temps pour le sauver en suppliant la population d’accepter les titres de propriété de son exploitation. Cette longue et intense supplique se lit dans les yeux d’un bleu profond de Maria Schell. L’attrait de l’argent fera le reste. Dans un magnifique plan séquence final, Joe s’humanise enfin et accepte l’amour d’Elizabeth. Un film baroque et lyrique.

La colline des potences
Delmer Daves
USA – 1957
Avec Fary Cooper, Maria Schell, Karl Malden, George C. Scott, Ben Piazza
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Règlement de comptes » : vengeance et justice

9 décembre 2020


Photo : AlloCiné

Dave Bannion (Glenn Ford) est apparemment un flic intègre, sans histoires. Mais dès le début du film de Fritz Lang, il va se trouver embarqué dans une aventure qui va faire de lui un justicier impitoyable à la haine débordante.
Parti à la recherche de la vérité après le suicide de son chef, Bannion se heurte aux agissements du truand Mike Lagana (Alexander Scourby) aux allures de grand bourgeois qui veut « s’emparer de la ville » comme il le dit lui-même. Les fonctionnaires de la ville, corrompus, ne sont pas en reste et ne font rien pour faire éclater la vérité. Au cours de son enquête, sa femme est assassinée. Dès lors, Bannion ne se fixe plus qu’une mission : se venger. Fritz Lang nous plonge ici dans un film d’une noirceur, d’une violence et d’un pessimisme désespérants. La pugnacité de Bannion, sa détermination et sa haine finiront par mettre un terme à l’aventure des criminels. Au prix de la mort de Debby (fascinante Gloria Grahame), d’abord faire valoir des mafieux, puis complice de Bannion qu’elle aide à élucider l’affaire.
La première partie est un modèle de film noir classique. Des plans américains, une rythmique alternant des scènes d’action et des scènes  paisibles montrant Dave Bannion avec sa famille. Mais dès l’assassinat de sa femme, le film prend une autre direction et change de nature. De l’enquêteur cherchant à démêler l’affaire du suicide de son supérieur, Bannion devient un « ange exterminateur » mû par la seule volonté de venger sa femme. Le visage de Glenn Ford se transforme, marqué par sa haine froide et irrépressible comme l’illustrent ses confrontations avec Vince Stone (Lee Marvin), le tueur bestial, maître des basses oeuvres de Mike Lagana, ou son emportement qui le mène presque à assassiner une femme.
Au-delà du rapport haine/justice, le film laisse deviner une autre confrontation sous-jacente : celle des classes sociales. Bannion, représentant de la petite bourgeoisie modeste, opposé au monde de l’argent et des parvenus. Cette dimension sociale est parfaitement illustrée dans l’impressionnante séquence de la visite que Bannion fait à Lagana dans sa prestigieuse demeure. Mike Lagana y règne en maître, sous le portrait de sa « princesse de mère » et où un bal se tient. Il est certain alors que les rapports de classe vont se terminer par une explosion de violences qui vont ponctuer la poursuite dramatique du film. Peu de gros plans, mais des plans larges comme sur une scène de théâtre, un rythme rapide et nerveux, elliptique, où la violence est toujours suggérée et jamais montrée, un éclairage contrasté (l’arrivée de Bannion chez Lagana, les relations et dialogues entre Bannion et Debby dans la chambre d’hôtel…). Toute l’esthétique de Fritz Lang est là, à laquelle vient s’ajouter une sémiotique policière des plus évocatrice : le revolver du suicide en gros plan dès la première séquence, le téléphone à plusieurs reprises annonciateur d’événements mortifères, le cigare de Lagana symbole de réussite sociale.
Règlement de comptes était-il le film préféré de Fritz Lang ? En tous les cas, c’est le nôtre.

Règlement de comptes (The Big Heat)
Fritz Lang
USA -1953

Avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Lee Marvin
Disponible en DVD et Blu-ray

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