Le blog de Camille et David

J'ai deux mots à vous dire



« La Mule » : Un passeur de charme

31 janvier 2019


Photo : RTBF

Le film de Clint Eastwood avec Clint Eastwood lui-même dans le rôle d’Earl Stone est un régal pour les yeux et pour les oreilles. Le film s’inspire de l’histoire véridique d’un homme de 87 ans – Leo Sharp – condamné à trois ans de prison pour avoir transporté une cargaison de cocaïne dans les années 1990. Clint Eastwood en fait une « mule », un coursier en quelque sorte, qui transporte dans son pick-up des cargaisons de cocaïne du Nouveau Mexique à Chicago. Il se retrouve ainsi au service d’un cartel de la drogue mexicain, qui le choisit précisément parce qu’il est vieux et qu’il a toujours conduit très prudemment, pouvant de la sorte passer inaperçu. Earl est un ancien horticulteur ruiné par le développement des achats sur Internet. Pour se refaire, il accepte d’accomplir ces missions, sans trop se poser de questions morales. Au fur et à mesure de ses va et vient, il accumule une petite fortune avec laquelle il fait du bien autour de lui : sa famille, qu’il a toujours négligée ; l’amicale des vétérans de la Deuxième guerre mondiale, dont le club tombait en ruines ; un couple d’automobilistes Noirs, en panne sur la route…

Au-delà du côté plaisant, joyeux et charmant du film ; au-delà du jeu cabotin, facétieux et sympathique de Clint Eastwood ; au-delà de l’humour qui ponctue presque tous les plans, le film se déroule selon une structure tripartite : 1. Les « courses » à travers le territoire américain, immense, varié et lumineux, d’Earl avec sa cargaison dangereuse. 2. La chasse au cartel de la drogue – et à Earl lui-même – par la police de Chicago. 3. La famille d’Earl, sa femme, sa fille et sa petite fille.

Ces trois séquences semblent a priori diverger, s’éloigner l’une de l’autre par un traitement elliptique, créant une sorte de vide autour de chacune. Ce qui d’ailleurs favorise le suspens. Earl va-t-il tomber dans les pièges qui ne manqueront pas de se mettre sur sa route ? Comme lorsqu’il offre deux grands bidons de pop-corn à un ranger venu contrôler son pick-up ; qu’il met vite de la crème sur ses mains et vient caresser un chien renifleur qui s’approchait du coffre du pick-up ; ou encore lorsqu’il entame une discussion dans un restaurant, sur la nécessité morale de s’occuper de sa famille, avec… le policier qui ne se doute pas qu’il a affaire à l’homme qu’il recherche ! Earl arrive ainsi à déjouer tous les pièges qui lui sont tendus et nous entraîne dans des éclats de rire pour notre plus grand plaisir et pour celui de Clint Eastwood lui-même. Et la police, précisément, arrivera-t-elle à mettre la main sur les criminels ? Ses maladresses, ses ratés, les fausses-pistes qu’elle prend… là encore nous enchantent. Enfin Earl, sa femme, sa fille et sa petite fille finiront-ils par se rabibocher ? Dans une rédemption familiale en quelque sorte ?

Le mouvement centrifuge de la première partie du film va peu à peu s’inverser en mouvement centripète. Les trois séquences vont se rapprocher et ne faire plus qu’une lors du procès d’Earl. Tous sont là : Earl, digne et assumant sa culpabilité ; sa petite fille et sa fille l’entourant et lui promettant d’aller lui rendre visite en prison ; la police et tous les pontes de la DEA (Drug Enforcement Administration) enfin, respectueux.

Un film serein, paisible, spirituel comme le donne à voir le jeu de Clint Eastwood. Un film bercé par les anciennes chansons country qu’Earl fredonne tout au long de ses randonnées. Sans oublier la voix chaude de Dean Martin, s’échappant de l’autoradio, qui nous émeut. Une atmosphère que Woody Allen ne saurait désapprouver.

La Mule
De et avec Clint Eastwood
USA 2018
En salle depuis le 23 janvier 2019
Disponible en Blu-ray et DVD

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« Green Book, sur les routes du Sud » : rencontre avec l’Autre

28 janvier 2019


Photo AlloCiné

Le film de Peter Farrelly décrit la rencontre improbable entre deux personnages qui n’auraient jamais pu se croiser. Par une succession de hasards, Tony Lip (Viggo Mortensen) est chargé de conduire et d’accompagner un pianiste de jazz de renommée mondiale, dans sa tournée aux États-Unis. Jusque-là rien d’extraordinaire, sinon que Tony est un modeste italo-américain du Bronx et que le pianiste Don Shirley (Mahershala Ali) est noir et cultivé. De plus, la tournée en question se déroule en 1932 dans le Sud ségrégationniste. On a compris, tout se joue dans des relations binaires : les Noirs et les Blancs, la classe supérieure éduquée et riche et les classes populaires pauvres, le Nord et le Sud, la belle langue châtiée du pianiste et la trivialité langagière de Tony, les motels sordides réservés au Noirs et les demeures luxueuses des aristocrates. Mais là où les barrières vont tomber, c’est précisément dans les liens qui se tissent peu à peu au fil des étapes de ce road movie musical et plein d’humour. Les deux protagonistes vont se rapprocher l’un de l’autre, vont se mesurer, se disputer, s’apprivoiser. Une certaine complicité s’installe alors entre eux. Ils vont s’influencer, se comprendre, enfin s’aimer. Ce magistral ballet à deux, où l’un découvre et accueille l’autre, se joue sur un territoire où au contraire, les barrières, les incompréhensions et les préjugés perdurent. On accepte en effet que le musicien divertisse les Blancs du Sud, mais il n’a pas le droit de dîner dans les mêmes restaurants que les Blancs, ni de loger dans les mêmes hôtels. Le titre du film Green Book se réfère justement au guide de voyage et de tourisme listant les établissements dans lesquels les Noirs pouvaient séjourner. Dans le Sud on ne sert pas les Noirs, les policiers les arrêtent sans raison… pas dans le Nord. Tony et Don émergent de cet univers de haine pour se soutenir et s’aider l’un l’autre, sans rien attendre en retour. Tony apporte son service de chauffeur à Don, mais il le protège aussi, le secourt dans ses moments de vulnérabilité. De son côté, Don aide Tony à écrire de belles lettres à sa femme, à apprendre les belles manières, à découvrir la beauté de la musique, le respect de l’environnement… Nous sommes ici dans un film qui aurait bien pu s’appuyer sur la pensée d’Emmanuel Levinas. Nous sommes dans cette relation à l’autre où chacun répond à l’appel de l’autre, où la vulnérabilité de l’un commande de lui venir en aide. Cette découverte de l’autre au cours de laquelle s’expriment la compréhension, la bienveillance et le don permettra à Tony et Don de transcender leurs difficultés et leur solitude. Car tels sont ces enjeux. Tony vit dans un monde fermé sur lui-même, de condition modeste, peu éduqué et passablement xénophobe. La présence de Don, son influence, son soutien vont lui ouvrir les yeux, le sortir de son enfermement culturel et social. De son côté Don vit une souffrance insupportable de se savoir être de nulle part et qu’il exprime avec violence, directement à Tony : il n’est « pas assez blanc », malgré son éducation et ses compétences musicales, pour être accepté par les Blancs. Il n’est « pas assez noir », pour se sentir membre à part entière de la communauté noire. Et il n’est « pas assez homme » non plus, son homosexualité ne faisant qu’accroître sa souffrance. Par l’attention qu’il lui porte, par le soin qu’il lui prodigue, Tony va redonner à Don un nouveau sens à sa vie. Il va lui permettre de réintégrer la société de ses frères de race et d’être accepté dans la famille de Tony. Green Book, un film porté par des comédiens remarquables où l’on retrouve la veine des frères Dardenne et leur souci de l’éthique.

« Green Book, sur les routes du Sud »
de Peter Farrelly avec Viggo Mortensen et Mahershala Ali  – USA 2018
En salles depuis le 23 janvier 2019
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Duel au soleil » de King Vidor : sensualité, religion et censure à Hollywood

13  décembre 2018


Photo Sens Critique

Réalisé en 1946 par plusieurs cinéastes dont Joseph Von Sternberg, c’est bien King Vidor qui signe ce fascinant western. Mais c’est bien plus qu’un western. Malgré les paysages aux couleurs éclatantes, les conflits entre les propriétaires terriens et les compagnies de chemin de fer, les chevauchées de cow-boys, Duel au soleil est une véritable tragédie. Elle met en scène les deux fils d’un riche éleveur de bétail, Lewt (Gregory Peck) et Jesse (Joseph Cotten) séduits par Pearl (Jennifer Jones) une jeune métisse recueillie par la famille après l’exécution de son père. Lewt va séduire la jeune femme. Dans une étreinte violente, elle se donne à lui, mais Lewt lui refuse le mariage. Dépitée, elle épouse un autre homme, que Lewt ne tardera pas à tuer. Jesse à son tour demande à Pearl de venir vivre avec lui, ce que Lewt ne peut accepter. Il provoque son frère et le blesse, puis revient vers Pearl et lui promet de l’épouser. Mais la fougueuse Pearl se retourne contre Lewt et tous deux finiront par s’affronter dans un duel meurtrier, d’une force et d’une sensualité sauvages, haine et amour confondus.
Au-delà de sa dimension flamboyante et de son intensité dramatique, la sortie en DVD de Duel au soleil m’incite à revisiter les relations tumultueuses et conflictuelles entre les producteurs de Hollywood et les instances de contrôle et de régulation des films le plus souvent sous influence, voire dirigées par les institutions catholiques durant les années 1940 et 1950. Duel au soleil laisse transparaitre le caractère autoritaire de David Selznick, le producteur du film et l’administration du code de production (PCA), l’organisme chargé du contrôle et de l’autorégulation mis en place par les studios en 1934 et de veiller à ce que le contenu des films soit en conformité avec les valeurs morales de l’Église catholique.
Le film permet d’entrevoir ces tensions lorsque la sexualité et les passions amoureuses violentes sont en jeu. En effet, la PCA refuse de valider une telle histoire. Selznick apporte quelques changements mais refuse de retirer la scène de l’étreinte fougueuse entre Pearl et Lewt. Joseph Breen, le patron de la PCA demande à nouveau que la scène finale où les deux amants s’entre-tuent, ne meurent pas enlacés comme cela est prévu. Selznick refuse mais accepte de raccourcir le plan. Après de multiples négociations entre Selznick, les organismes de contrôle et des membres du clergé catholique, le film est autorisé, mais classé comme « partiellement offensant ». En fin de compte, la sexualité et l’érotisme torride qui se dégagent du film, malgré quelques aménagements mineurs, restent entiers et permettent à Selznick de garder intacts son pouvoir et sa notoriété.

Duel au soleil
King Vidor – USA 1946
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Forêt obscure de Nicole Krauss » : une désorientation réjouissante

9 décembre 2018

Les deux personnages que Nicole Krauss met en scène dans son livre vont faire le même voyage entre l’Amérique et Israël en quête de leur propre vérité. Jules Epstein est un millionnaire juif new-yorkais. Passionné d’art, il a toujours été « au sommet de tout ». Soudain, après la mort de son père, il décide d’en finir avec son passé et de se dépouiller de ses biens. Il disparait, sans explication pour se retrouver à Tel-Aviv. Pour se défaire de son passé ? Certainement. Pour racheter la mémoire des victimes de la Shoah ? Certainement aussi, comme le laisse entendre sa volonté de consacrer sa fortune à la plantation de millions d’arbres dans le désert. Pour retrouver le sens du sacré, disparu depuis longtemps des terres américaines ? C’est bien probable. N’est-il pas d’ailleurs convié à une réunion des descendants du roi David ?  L’autre personnage, c’est NicoleNicole Krauss elle-même ? Qui sait ? -, une romancière de Brooklyn de renommée internationale, en pleine crise conjugale et en panne d’inspiration. Elle décide de quitter sa famille et de se rendre à Tel-Aviv – comme Epstein – avant de s’installer à l’Hôtel Hilton où elle a été conçue au lendemain de la guerre du Kippour. C’est le Hilton qui réunit les deux personnages, sans que nous sachions s’ils y sont au même moment ou à des périodes différentes. En tous cas, ils vont vivre des histoires qui n’ont rien de commun sauf leur plongée fantasmagorique, mystérieuse et cocasse, voire hilarante dans leur quête existentielle. La romancière est alors approchée par l’énigmatique professeur Eliezer, selon lequel, Kafka – oui Kafka le grand écrivain – ne serait pas mort dans un sanatorium autrichien en 1924, à 40 ans, mais aurait clandestinement émigré en octobre 1923 en Palestine. Installé dans un kibboutz près de la mer de Galilée, Kafka aurait trouvé l’apaisement en travaillant comme jardinier. Cette métamorphose, Eliezer veut que Nicole en fasse un roman afin de « façonner par la fiction » un autre visage de Kafka. Forêt obscure progresse par à-coups désordonnés entre les limites du réel et de la fiction, entre l’anecdotique et le métaphysique, entre l’appréhension et l’humour, dans un dédale à la Borges ou à la Garcia Marquez. Un livre scintillant où le suspens le dispute au romanesque. Inoubliable.

Forêt obscure (Forest Dark)
de Nicole Krauss
Ed. L’Olivier – 2018

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« Boulevard du crépuscule » : Hollywood infini

1er novembre 2018

        
  Photo : D. Besson                                                             Photo : DVD Classik

Dans le film de Billy Wilder, Boulevard du Crépuscule (Sunset Boulevard), le personnage principal n’est pas vraiment Gloria Swanson : c’est Hollywood. Hollywood qui essaye désespérément de ne pas mourir ! On assiste à une mise en abyme de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Gloria Swanson y joue le rôle d’une star déchue du temps du muet, Norma Desmond, vivant recluse dans sa vaste demeure plutôt délabrée, sous la surveillance de son majordome. Il s’avère, et on le saura à la fin du film, que ce majordome, Max, interprété par Erich Von Stroheim, fut le mari et le directeur de la star au moment de sa gloire.

Dans ce théâtre d’ombres et de fantômes, un jeune scénariste sans scrupule mais sans succès, Joe Gillis, essaie d’aider Norma à revenir sur les plateaux où elle pourra tourner sous la direction du grand Cecil B. DeMille, qui interprète d’ailleurs son propre rôle. Norma va s’éprendre de lui et en faire son souffre-douleur, croyant qu’il la ramènera devant les projecteurs. Lors de sa rencontre émouvante avec Cecil B. DeMille, on assiste avec nostalgie à deux moments du cinéma : celui de Norma, du cinéma muet, et celui du parlant. Mais la séquence est d’une tristesse infinie : tout le monde sait bien qu’il n’y a plus de place à Hollywood pour Norma, sauf elle qui ne peut échapper à son obsession.

Gloria Swanson est fascinante et pathétique dans son jeu très théâtral, hors de la réalité, schizophrène dans sa double identité : la star réelle qu’elle a été dans les années 1920 et l’esclave de son propre mythe. Elle vit dans son château, entourée de ses innombrables portraits et de miroirs qui entretiennent son narcissisme dévastateur. La mise en abyme est à son comble lorsqu’elle se fait projeter le film Queen Kelly qu’elle avait tourné en 1928 sous la direction justement de Erich Von Stroheim, son désormais majordome.

Gillis ne supporte plus la tyrannie que Norma exerce sur lui. Il veut se défaire de son emprise et voler de ses propres ailes. Il use de stratagèmes chaque fois qu’il veut sortir du château où Norma le tient prisonnier. Elle le suspecte d’avoir des liaisons à l’extérieur. Elle est envahie par la folie et finit par le tuer.

C’est alors que le film prend sa dimension éclatante et prodigieuse : au milieu des journalistes et de la police, Norma, splendide et somptueuse, éclairée par les projecteurs, descend les escaliers de sa demeure, alors que Max le majordome, derrière la caméra, redevient ce qu’il avait été 20 ans auparavant et lance : « moteur » ! Lorsque Hollywood dépasse la réalité.

Boulevard du Crépuscule (Sunset Boulevard)
De Billy Wilder

Avec Gloria Swanson, William Holden, Erich Von Stroheim
USA 1950
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Fièvre sur Anatahan » : Ève et les serpents

26 octobre 2018


Photo : AlloCiné

60 ans après sa sortie en 1953, le film de Joseph von Sternberg, Anatahan, entièrement tourné au Japon, ressort en salles dans une copie augmentée et restaurée. Sternberg s’échappe du système hollywoodien pour réaliser un film unique en son genre, avec des acteurs japonais, parlé en japonais et, en voix off, Sternberg lui-même. On retrouve son goût pour l’exotisme et les atmosphères moites d’Asie (Shanghai Express, Shanghai Gesture). Que se passe-t-il lorsqu’un groupe de soldats et de pêcheurs japonais échoue en 1944 sur l’île d’Anatahan, dans l’océan Pacifique ? Que se passe-t-il lorsque ce groupe refuse d’admettre la défaite du Japon et croit que la guerre n’est pas finie ? Que se passe-il encore lorsqu’il découvre qu’une unique femme, une naufragée, Keiko, une Marlène Dietrich asiatique, y vit déjà là ? Eh bien, on le devine aisément, tous ces hommes vont se transformer peu à peu en prédateurs. Entre Keiko et ces hommes se joue une relation type maître/esclave, où le chasseur se laisse éblouir par sa proie, stimulant ainsi son instinct de domination et de meurtre. Ils vont se battre pour la Japonaise, s’entre-tuer pour la sensuelle Keiko. C’est donc aussi un combat pour l’exercice du pouvoir sur le groupe : volonté anthropologique de domination de l’homme sur la femme; volonté de domination politique de l’homme sur les hommes.
Autour de ce combat pour la femme et pour le pouvoir, la caméra de Sternberg se fait explorateur. Les plans en noir et blanc de la végétation et des jungles tropicales, pourtant reconstituées en studio, défilent sous nos yeux avec une précision prodigieuse. Les longs travellings dans la forêt reconstituée, qui encadrent ou entourent la violence des hommes et le regard envoûtant de Keiko, nous entraînent dans un voyage mythologique où l’enfer des hommes côtoie la nature paradisiaque : un enfer où les luttes de pouvoir se déroulent dans un monde fermé, isolé comme le sont tous les pouvoirs tyranniques et mortifères; un paradis où se mêle la beauté primitive de la terre à la sensualité d’Ève, la première femme. Du grand cinéma.

Fièvre sur Anatahan
Joseph von Sternberg
Japon – 1953
En salles depuis le 5 septembre 2018
Disponible en DVD et Blu-ray

 

« Les Frères Sisters » Un western pas vraiment western

22 septembre 2018


Photo : allociné

Après de nombreux cinéastes français, voici que Jacques Audiard se confronte, à son tour, à la mécanique hollywoodienne. Bien que tourné en Espagne, en Roumanie et même en France, c’est un film du genre western que le cinéaste nous livre… mais pas que !
Comme on a pu déjà le voir plusieurs fois au cinéma, on retrouve la figure imposée des deux frères, Eli, (John C. Reilly, excellent en naïf perspicace) et Charlie (Joaquin Phoenix, dans le rôle du Bad Boy) à la poursuite de leur cible. Les voici, chargés par un commanditaire, le Commodore, d’exécuter Warm, un chercheur d’or chimiste supposé détenir un secret pour faire jaillir l’or sans effort. Ils le retrouveront grâce à l’aide d’un détective qui note tout dans son carnet de route. Il y aussi les chevauchées dans les grands espaces, les fusillades à l’arrivée dans les villes, les bars et les prostituées, les filons des chercheurs d’or, la construction de l’église… Toutes choses qui, sans aucun doute, font du film d’Audiard un western. On y relève aussi des touches d’humour dans le style des films des Frères Cohen quand Eli découvre le dentifrice, les brosses à dents ou la chasse d’eau dans un hôtel luxueux de San Francisco ou bien lorsque les frères se coupent mutuellement les cheveux. On rit franchement lorsqu’Eli cogne sur le Commodore déjà mort dans son cercueil… pour s’assurer qu’il est bien mort. On entend quelques bons mots entre les deux frères et, en voix off dans un langage châtié, le récit au jour le jour du détective.
Mais derrière cette symbolique westernienne, c’est un autre film qui se joue. C’est d’abord l’histoire de deux frères à la recherche d’amour et de tendresse. On est impressionné par la séquence où Eli demande à une prostituée de lui tendre avec douceur le châle rouge que sa mère lui avait donné. L’intimité de cette scène, la pudeur avec laquelle la femme s’adresse à Eli, sa pose et sa gestuelle quasi virginales, lui donnent une dimension spirituelle certaine. L’amour, ils finiront par le trouver, à la fin du film, dans les bras de leur mère qu’ils avaient abandonnée pour leurs aventures meurtrières. Comme Ulysse, ils reviennent à la maison, meurtris, après avoir rechargé leur batterie d’un peu d’humanité. Mais le film de Jacques Audiard retrace surtout la confrontation entre deux visions opposées de la société. D’une part une Amérique violente, dure, rongée par l’argent, les trafics en tous genres et l’instinct de domination et que les westerns traditionnels, comme celui-ci, illustrent parfaitement (les tueries que les deux frères, dans leur poursuite, enchaînent les unes après les autres, sans fin comme ils le disent eux-mêmes; le visage hallucinant dans l’éclairage nocturne qui donne au chimiste Warm un masque satanique; la haine du père des deux frères et qu’ils assument…). Cependant Warm, ce chercheur d’or chimiste au comportement inquiétant est un utopiste. L’or il le veut, non pas pour lui, mais pour bâtir une cité « socialiste », un phalanstère comme il le dit. Il y a là comme le fantasme d’une Amérique mythique, de liberté et de bonheur individuel. Cet « idéalisme » va conduire nos héros, grâce à la formule du chimiste, à transformer la rivière en un filon d’or à la beauté et à la quantité de pierres insoupçonnées. La séquence tient de la magie. Les quatre protagonistes vont se lancer dans cette rivière débordante d’or dans une chorégraphie frénétique et magique et finalement mortifère. La musique jazzy d’Alexandre Desplat renforce la dimension magique et onirique du film, bien loin des canons des musiques de western. Un vrai-faux western monument !

Les Frères Sisters
Film de Jacques Audiard avec Joaquin Phoenix et John C. Reilly
USA-France-Roumanie-Espagne – 2018
En salles depuis le 10 septembre 2018

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« Under the Silver Lake » : Noyé dans Los Angeles !

15 août 2018

Under the silver lake _allociné
Photo : allociné

Faut-il parcourir un labyrinthe cauchemardesque dans Los Angeles pour retrouver sa petite amie soudainement disparue ? C’est ce que fait Sam (Andrew Garfield, épatant), dans Under the Silver Lake, le dernier film de David Robert Mitchell. Voici notre héros, un geek fauché et désœuvré en quête de célébrité à Hollywood, à la recherche de Sarah. Il traverse toute une série d’étapes, inquiétantes et désopilantes à la fois, au cours desquelles s’insinuent un certain nombre d’indices et de codes qu’il doit percer : le dessin d’un plan sur des boites de céréales, des disques qu’il doit lire à l’envers… Au cours de ses pérégrinations et de ses semblants d’enquêtes, c’est bien Los Angeles baignant dans la culture pop qu’il parcourt et qui se dévoile à travers tous ses lieux fantasmatiques. On y voit la tombe d’Alfred Hitchcock pour bien nous renvoyer à son film Vertigo dans lequel James Stewart poursuit avec angoisse la blonde Kim Novak. La mère de Sam ne jure que par Janet Gaynor, star du muet. Au hasard de ses aventures, mi-réelles, mi-imaginaires ou carrément rêvées, auxquelles on ne comprend pas grand-chose (la référence au Grand Sommeil de Howard Hawks avec Humphrey Bogart s’impose ici), Sam se retrouve nez-à-nez avec Marilyn Monroe dans son dernier film inachevé, Something’ Got to Give réalisé en 1962 par George Cukor. On croise des apprenties starlettes dont les rêves s’épuisent dans des publicités pour produits cosmétiques. Les bars, les parties où sévissent les industriels de Hollywood, entre drogue et prostitution, et les sectes new ages, n’ont plus de secrets pour Sam. Mais cela ne lui permet pas de mener à bien sa recherche pour autant. Voici également un dessinateur-scénariste pas mal dérangé qui hallucine autour de toutes sortes de théories du complot. Le rôle est d’ailleurs tenu par Patrick Fischler que l’on a déjà vu, angoissé, dans Mulholland Drive de David Lynch. Encore un clin d’œil de David Robert Mitchell. Le film se déverse par jets comme le Reservoir qui alimente en eau Los Angeles et qui est au cœur de l’intrigue (d’où le titre : Under the Silver Lake) et c’est par jets continus que ce film étrille le système hollywoodien et fracture définitivement le mythe pour ne laisser de Los Angeles qu’un décor de théâtre en carton-pâte. Alors, laissez-vous aller sans crainte dans ce thriller délirant.

Under the Silver Lake de David Robert Mitchell
Avec Andrew Garfield, Riley Keough, Patrick Fischler
USA 2018
En salles depuis le 6 août 2018

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« Bagdad Café » de Percy Adlon : Une Bavaroise en Californie

16 juillet 2018

Bagdad Café_Affiche

Ressorti en 2018 dans une version restaurée 4K, le film de Percy Adlon, Bagdad Café, réalisé en 1987, tient encore bien la route aujourd’hui. Jasmine, cette Bavaroise, avec loden et plume au chapeau, lâchée par son compagnon, se retrouve seule en plein milieu du désert de Mojave. Elle y découvre, un motel délabré et quasi abandonné, le Bagdad Café, et une Amérique profonde figée dans sa torpeur et son immobilisme. Tout y est : la fameuse Route 66; une station d’essence à la Edward Hopper; un motel poussiéreux; une patronne de café survoltée; un artiste peintre façon hippie aventurier logeant dans un van Clipper Airstream en aluminium, de retour en grâce aujourd’hui; un serveur amérindien toujours somnolent; un shérif caricatural, lui aussi amérindien; un pianiste qui égrène ses notes au milieu des clients, mais du Bach cette fois-ci et non pas du Jelly Roll Morton; des routiers de passage aux bras tatoués… Mais il y a surtout cette Jasmine, une étrangère que la tenancière Brenda regarde de travers et qui cherche à se faire adopter. Elle apporte avec elle sa joie de vivre, sa bonne humeur et son amour des autres. Elle va contribuer à la renaissance de l’établissement en le remettant à neuf et en organisant des revues et des tours de magie, aptes à faire venir la clientèle. Tout oppose ces deux femmes, leur origine sociale, leur mode de vie… et même leur façon de faire le café – Ah ce thermos jaune fabriqué à Rosenheim en Allemagne, sorte de fil rouge (ou jaune) du film ! – Mais peu à peu, elles finiront par s’amadouer, s’apprivoiser et s’aimer. Et c’est d’amour encore qu’il est question, lorsque notre aventurier aux bottes de cowboy, Budy Cox, avec délicatesse et pudeur, demande à Jasmine si elle veut bien l’épouser. Et la réponse de Jasmine, à elle seule résume tout le film : « je vais demander à Brenda ». Humour et amour; poésie et amitié; nostalgie et charme; mais aussi la couleur ocre-désert des images et Calling You, chantée par Jevetta Steele font un film jubilatoire, à voir ou revoir impérativement.

Pour la petite histoire, il faut savoir que le Bagdad Café existe réellement, au bord de la Route 66. Le café s’appelait alors le Sidewinder Café, rebaptisé en 1995. Il est fréquenté principalement par des touristes français depuis que le Guide du Routard en avait fait mention dans sa description de la Route 66. Mais en 2017, le café a reçu un visiteur de marque, Percy Adlon lui-même. En effet, lors de l’avant-première de la version restaurée présentée, le 9 juillet 2018 au cinéma parisien le Luminor, un court métrage réalisé à l’endroit même du tournage du film nous a été présenté par Percy Adlon. Il y a emmené ses petites filles visiter ce qu’il en restait. On y voit le bar recouvert de cartes de visites et de mots ou de prénoms français, la vieille caravane Airstream… et l’émotion sur les visages des adolescentes, lorsque leur grand-père leur explique certaines séquences qu’il avait filmées il y a 30 ans.

Bagdad Café (Out of Rosenheim) de Percy Adlon
USA – Allemagne 1987
Avec Marianne Sägebrecht, CCH Pounder, Jack Palance, George Aguilar
En DVD et en salles à Paris depuis le 11 juillet 2018

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« Mulholland Drive » de David Lynch

9 juillet 2018

5.2-Mullholandrive-1

Ce film nous plonge dans un Los Angeles nocturne, lugubre malgré le scintillement de ses lumières. Cinématographique aussi puisque l’intrigue – les intrigues devrait-on dire – retrace les expériences mystérieuses et hallucinantes de deux comédiennes, Diane et Rita, qui ne sont en fait que deux fantômes rêvés par deux femmes réelles : Betty et Camilla. On est là dans un Hollywood glamour – mais aussi burlesque – fait de bruissements de caméras, de prises de son et de tournages de comédies musicales; un Hollywood qui fait rêver et attire les prétendantes starlettes. Les signes distinctifs ne manquent pas pour signaler sa dimension mythique : le Hollywood Sign ou le portail de la Paramount par exemple.

Un Los Angeles aussi où les avenues et les boulevards (San Fernando, Sunset, Santa Monica…), malgré les rangées de palmiers en contre plongée, sont parcourus rapidement comme pour nous rappeler que la route est par essence accidentogène. Et la fameuse Mulholland Drive toujours filmée de nuit, comme pour évoquer la dimension angoissante et onirique qui se dégage de ce film.

Mais le film de David Lynch est l’histoire tragique de Diane, amoureuse de Camilla, qui elle préfère la quitter pour un autre amour : Adam, un cinéaste quelque peu bouffon. Éperdue de jalousie, Diane fait assassiner Camilla et se suicide. Cette fin brutale met un terme au rêve que les deux femmes avaient fait. Diane s’imaginait en starlette débutante au nom de Betty. L’autre, Camilla – au nom de Rita, en référence à Rita Hayworth – est une actrice amnésique, ne se souvenant plus de l’accident auquel elle a réchappé. On passe de chacune à son double de façon simultanée. Double identité au carré, rêve et réalité entremêlés, peur et insouciance, magie et raison, vie et mort ! Lynch nous mène dans ce dédale hallucinant avec le suspens, la violence et son art du jeu des illusions qu’il manie en maître, comme lorsque les deux femmes se rendent à un spectacle où un animateur explique que tout n’est qu’illusion et qu’une chanteuse s’effondre sur scène alors que la chanson préenregistrée se poursuit. Jardins denses, visages monstrueux, défigurés, vieillards lilliputiens ricanant, murs gris, longs couloirs lentement parcourus, portes fermées longuement filmées… tout y est pour nous étreindre de peur et d’inquiétude… et ne laisser aucune chance de salut aux personnages.

Un film psychanalytique où le spectateur est convié à se faire interprète des rêves ? À défaire l’écheveau de l’amnésie, de la culpabilité, du dédoublement de personnalité ? Sans aucun doute. Un divertissement critique sur les illusions, les artifices et les paillettes qui se cachent derrière la façade glamour de Hollywood ? Aussi. Mais un film d’une grande complexité, en fait : du cinéma !

Mulholland Drive de David Lynch
Avec Naomi Watts, Laura Harring et Justin Theroux

USA – 2001
Disponible en DVD et Blu-Ray

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