« Le piège (ou Pitfall ) » : L’arroseur arrosé

5 mai 2025


Photo : SensCritique

André de Toth, le quatrième borgne célèbre de Hollywood avec Raoul Walsh, John Ford et Fritz Lang, est un cinéaste éclectique. Il a pu aborder durant sa carrière en Hongrie (son pays natal) et aux États-Unis la plupart des genres cinématographiques. Le western reste cependant sa spécialité. On lui doit notamment La mission du commandant Lex (1952) avec Gary Cooper, La rivière de nos amours (1955) avec Kirk Douglas et l’étonnant western hivernal La chevauchée des bannis (1959). Il faut évidemment citer le puissant mais peu connu Nul n’échappera (None Shall Escape – 1944) décrivant le procès d’un haut responsable nazi accusé de meurtres et de la déportation de la population juive de Varsovie. Le piège ou Pitfall, qu’il réalise aux États-Unis en 1948 est l’un de ses films noirs des plus remarqués.  

John Forbes (Dick Powell) est cadre dans une compagnie d’assurances, marié et père d’un petit garçon. Un beau jour, sa vie ordonnée et monotone va basculer. Un certain Bill Smiley (Byron Barr), détourne des fonds de la compagnie d’assurances pour offrir des cadeaux luxueux à sa maitresse, la blonde Mona Stevens (Lizabeth Scott). Plutôt que de laisser le détective MacDonald (Raymond Burr) mener l’enquête pour récupérer les objets du vol, Forbes préfère s’en occuper lui-même. C’est l’occasion pour lui d’éprouver le frisson de l’aventure. Il rencontre Mona et en tombe amoureux. Mais MacDonald a, lui aussi, des vues sur Mona. Dès lors le film prend une tournure plus dramatique. Le « Mac » en question va fomenter un mauvais coup pour piéger Forbes. Il pousse Smiley – qui doit sortir de prison le lendemain – au meurtre en l’informant que Mona le trompe avec l’assureur. Mais la confrontation triangulaire entre les trois hommes ne se dénouera pas comme prévu. Dans des cadrages et un traitement de la lumière d’une justesse et d’une netteté parfaites, Smiley, armé du couteau que Mac lui a donné, tente d’entrer dans la maison de Forbes. Celui-ci, quasi invisible dans la pénombre du salon, attend son agresseur avec détermination, malgré sa fébrilité bien compréhensible. La tension est alors au maximum, accentuée par la présence de Sue, la femme de Forbes (Jane Wyatt remarquable). Dans un plan largement éclairé cette fois, elle ferme la porte du salon et se retire à l’étage, son visage exprimant à la fois inquiétude et incompréhension mais aussi préoccupation pour son jeune garçon. Toute cette série de plans, au coeur de l’intrigue donne au film toute sa force et sa marque décisive de film noir.

Mais contrairement aux films noirs classiques, les rôles féminins ne répondent pas aux canons du polar hollywoodien. Ainsi Sue n’est pas l’épouse réservée et soumise, mais une femme responsable et faisant preuve d’attitudes égalitaires à l’intérieur du couple. Surtout Mona n’est pas la blonde platine, la femme fatale, archétype du thriller. Elle est souvent filmée en gros plan, signe de son implication dans l’intrigue. Elle aussi assume ses responsabilités en rendant  les bijoux volés. Elle collabore avec Forbes et rejette avec fermeté les avances du détective, qu’elle finit par tuer.

Les scènes de confrontation entre les protagonistes, intenses et oppressantes, sont rythmées par une alternance de cadres serrés et d’éclairages justement dosés. Par contraste, c’est dans une luminosité éclatante que sont filmées les scènes d’extérieur. Elle offrent ainsi des moments de respiration, des changements de chapitres dans l’histoire, des « blancs » en quelque sorte. Los Angeles y apparait avec ses symboles architecturaux comme des signes de la ville du crime : le Palais de Justice, l’Hôtel de Ville…

André de Toth signe ici un film classique somme toute, porté par une réalisation minimaliste aussi bien dans le scénario, le jeu des comédiens, la photo ou l’éclairage.

Le Piège (ou Pitfall)
André de Toth
USA – 1948
Avec Dick Powell, Lizabeth Scott, Jane Wyatt, Raymond Burr et Byron Barr
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Le faux coupable » : Chemin de croix

16 avril 2025


Photo : SensCritique

Alfred Hitchcock a réalisé Le Faux coupable en 1956. Il s’est appuyé sur un fait-divers réel raconté dans un article paru dans Life magazine en 1953, relatant le drame vécu par Manny Balestrero. Dans le film, Hitchcock (qui pour une fois n’apparait pas de manière fugace en caméo) s’affiche en silhouette noire sur un fond lumineux d’une blancheur violente, en présentant l’histoire dès le générique. Manny (Henry Fonda), est contrebassiste dans un club de jazz. Il vit heureux avec son épouse et ses deux fils. Pris entre ses factures et ses crédits, il se rend dans une compagnie d’assurances pour y demander un prêt. Là, il est reconnu comme étant l’homme y ayant commis un hold-up. Il aurait même braqué plusieurs commerces et, à chaque fois, il est reconnu par ses victimes. Il est arrêté et emprisonné. Sa confrontation avec les institutions judiciaires et carcérales pour se disculper s’avère un véritable chemin de croix.

Les premières images nous montrent Manny rangeant sa contrebasse à la fin d’une représentation et se dirigeant vers le métro, journal à la main. Le plan est très hitchcockien, souple, fluide d’une grande lenteur. Manny est de profil et le hasard fait qu’il est encadré par deux agents de police. En noir et blanc avec un éclairage nocturne, Hitchcock laisse entrevoir ici un futur menaçant. On retrouve la même précision et la même lenteur lorsque Manny prend place dans le métro ou lorsqu’attablé dans un café, il sélectionne les paris qu’il s’apprête à prendre, peut-être pour compléter ses faibles revenus. Les colonnes du journal, le stylo à la main, les jeux sélectionnés, entourés… le plan est génialement cadré, ciselé même pourrait-on dire.

Lorsque Manny est emprisonné, tout son corps est plongé dans l’incompréhension et l’angoisse. Son immersion dans l’univers carcéral le terrifie. Dans un silence de plomb à peine entrecoupé des notes de musique stridentes de Bernard Herrmann, la caméra détaille dans un inventaire, hélas pas à la manière de Prévert, les conditions matérielles de vie dans une cellule : la lucarne, les barreaux, l’ouverture…

Lors de son procès, le mouvement de caméra circulaire, nous montre un Manny pris de vertige dans sa descente aux enfers. Comment peut-il être coupable ? Comment peut-il penser que sa femme Rose (Vera Miles) le considère elle aussi comme coupable, ce qui d’ailleurs la rendra folle ? Alors, il va prier devant une image du Christ en attendant qu’un miracle se produise pour faire triompher son innocence. Et le miracle se produit, quand dans une sorte de fondu, l’image du vrai coupable se superpose à celle très ressemblante de Manny. Le coupable est arrêté. Manny obtient la rédemption. Rose est guérie. Happy end certes, mais quelle élégance que tous ces plans rapprochés, quelle fluidité des mouvements de caméra, quelle sobriété dans les quelques dialogues utiles, quelle mise en place architecturale de la photo… Une leçon de cinéma.

Le faux coupable (The Wrong Man)
Alfred Hitchcock
USA – 1956
Avec Henry Fonda et Vera Miles
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Dieu est mort » : Le sabre ou le goupillon ?

22 janvier 2025


Photo : SensCritique

Depuis quelques années, le cinéma chrétien est en plein renouveau aux Etats-Unis avec la création de nombreux studios spécialisés comme par exemple Angel Studios. Créés par des mormons dans l’Utah, ils sont à l’origine de productions telles Sound of Freedom et The Chosen dont le succès retentissant s’appuie sur un public évangélique. Déjà dans les années 1980 et 1990 plusieurs films dans le registre apocalyptique ou post-apocalyptique sont produits. C’est probablement le film de Michael Tolkin, Dernier Sacrifice (The Rapture), produit par la société Fine Line Features en 1991, qui marque le plus le cinéma des dernières décennies du siècle de son empreinte fondamentaliste. 

Face à ce contexte cinématographique des années 80/90 et d’aujourd’hui, il nous semble utile de revenir à l’époque où Hollywood abordait dans ses films la religion catholique. Un des sommets de cette période est probablement Dieu est mort (The Fugitive), réalisé par John Ford en 1947 à partir du roman de Graham Greene, La Puissance et la Gloire. En 1929, un pouvoir révolutionnaire s’installe au Mexique et traque toute trace de présence religieuse. Les prêtres sont assassinés et les églises abandonnées ou détruites. Un prêtre (Henry Fonda) est encore présent dans le pays, mais il est pourchassé par la police. Craintif et lâche, il cherche à fuir et n’intervient pas lorsque le maire du village est exécuté par la police révolutionnaire. Dans sa fuite, le prêtre est retenu au village par un jeune garçon qui lui demande de venir donner les derniers sacrements à sa mère mourante, ce qu’il fait. Un mendiant lui demande aussi de venir recueillir la confession d’un bandit (le Gringo) qui avait volé une grosse somme d’argent. En réalité, le mendiant avait attiré le prêtre dans un guet-apens où il est tué par la police. Avant de mourir, le prêtre dit au traître de donner aux pauvres l’argent mal acquis, ce qui lui permet de retrouver ainsi la dignité de sa foi et le salut.

Dieu est mort est d’abord un film politique. En 1946-1948, les États-Unis commencent à vivre la Guerre froide et se dotent bientôt d’un organisme chargé de traquer tout ce qui, de près ou de loin, a trait au communisme : la House of Un-American Activities Committee (HUAC). C’en est fini de la vague de sympathie qui traverse Hollywood à l’égard de l’Union soviétique et des films qui glorifiaient la lutte contre l’ennemi commun allemand. Les studios vont produire des films anticommunistes et antisoviétiques. John Ford, quant à lui, avec Dieu est mort, traite le sujet dans un style plus allégorique. On peut en effet détecter en arrière-plan la transposition des pratiques antireligieuses de la révolution soviétique. Le film se passe pendant la guerre des « Cristeros », entre 1926 et 1929, au Mexique. Un mouvement de paysans, partisans de l’Église catholique, s’était soulevé contre l’État alors fortement anticatholique. Le pouvoir mexicain voulait alors imposer un régime politique strictement anticlérical mettant hors la loi la pratique religieuse. En tout état de cause, John Ford réalise ici un film d’orientation anticommuniste, sur la liberté d’opinion et, par conséquent, sur la liberté religieuse en cohérence avec sa propre foi catholique. Il est même probable que Ford utilise le thème de la religion pour affirmer haut et fort sa croyance dans les principes, l’honneur de l’engagement individuel face à la corruption, l’opinion, les masses, etc. L’homme est libre mais seul. Tout ce que Ford illustre dans ses films et que l’on retrouve aussi dans de nombreuses réalisations, notamment dans les westerns. Comme aussi dans Les Raisins de la colère, réalisé en 1940 dans lequel John Ford laisse apparaitre une neutralité bienveillante à l’égard d’un certain libéralisme socialisant.

Mais Dieu est mort est un film sous contrôle des institutions catholiques. Déjà en 1940, lors de la lecture du roman de Graham Greene, que John Ford et la MGM prévoyaient d’adapter en film, Joseph Breen, le patron du bureau du Code de Production (dit Code Hayes) signifiait au réalisateur l’obligation de bannir toute référence qui pourrait porter préjudice à la religion et aux ecclésiastiques. Toutes les modifications exigées seront effectivement prises en compte lors de la réalisation du film. 

C’est aussi un film biblique.Toute l’histoire racontée par John Ford est une véritable fable dans laquelle les personnages font référence de façon nettement appuyée aux protagonistes du Nouveau Testament. Le destin du prêtre (Henry Fonda) se superpose à celui du Christ. Il baptise les enfants, reçoit la confession et donne les derniers sacrements. Il porte sur ses épaules toute la souffrance que lui inflige le pouvoir militaire. Il est tenté par la fuite et l’abandon et finit par trouver la force et la rédemption avant de mourir en martyr et faire advenir le miracle : l’arrivée d’un nouveau prêtre dans l’église. La parabole de Judas est là aussi transposée avec la trahison du mendiant fourbe qui reçoit le pardon du prêtre. Quant à Dolores Del Rio, l’interprète du personnage de l’Indienne dont l’enfant illégitime sera baptisé par le prêtre, elle peut très certainement représenter la figure métaphorique de Marie Madeleine.

L’une des marques frappantes de ce film réside dans sa construction esthétique. La photographie de Gabriel Figueroa est expressionniste et la symbolique religieuse y est fortement accentuée. Comme souvent chez Ford, et ici plus particulièrement, les effets lumineux des éclairages et les postures renvoient à la dramaturgie catholique, autour du sacrifice, de la souffrance et de la rédemption. À l’arrivée du prêtre dans l’ancienne église, celui-ci écarte les deux battants de la porte et l’on voit apparaître une ombre christique ascensionnelle, comme si elle tendait les bras vers le ciel, vers la vie spirituelle. Cette même ombre, quelques secondes plus tard, ne ressemble plus à une croix mais plutôt à un cercueil ou à un cadavre, et annonce un sacrifice et une mort prochaine. Ici encore la rencontre avec Dieu, avec la vie éternelle, est médiatisée, ou balisée pourrait-on dire, par un lieu physique : l’église avec ses oculus éclairés par la lumière divine lorsqu’Henry Fonda est enveloppé par le rayon lumineux qui l’emporte vers le ciel. La tyrannie ici-bas, la gloire là-haut… tel serait le message de Dieu est mort.

Dieu est mort (The Fugitive)
John Ford

USA – 1947
Avec Henry Fonda, Dolores del Rio et Pedro Armandáriz
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Tant qu’il y aura des hommes » Cinéma, guerre et humanisme

21 octobre 2024


Photo : SensCritique

Pourrait-on citer le titre de la pièce de Pirandello « Six personnages en quête d’auteur » pour caractériser Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann ? En effet, nous avons bien ici six personnages mais qui cherchent leur auteur pourrait-on dire. 

Cela se passe dans une base militaire américaine à Hawaï à la veille de l’attaque de Pearl Harbor. Le jeune soldat Prewitt (Montgomery Clift) est affecté à la base dirigée par le capitaine Holmes (Philip Ober) et l’adjudant Warden (Burt Lancaster). Il se lie d’amitié avec Maggio (Frank Sinatra), un joyeux luron, provocateur et grande gueule. Prewitt est un ancien boxeur qui a eu la malchance de rendre aveugle l’ami avec lequel il s’entraînait. Le sachant boxeur émérite, le capitaine lui propose de faire partie de l’équipe de boxe de la base et l’incite à combattre pour la gloire du régiment. Mais Prewitt refuse obstinément, fidèle à son voeu de ne plus jamais boxer. On le provoque, il esquive les coups, et finit cependant par mettre KO son adversaire, sous le regard satisfait du capitaine. Prewitt est un homme de principes et de convictions. Il ne supporte pas les injustices et les brimades des autres soldats. Il refuse de s’excuser, lorsque, exécutant les peines qui lui sont infligées, un gradé lui fait un croche-pied ou renverse un seau d’eau sur le sol qu’il était en train de nettoyer. Il s’oppose ainsi à l’institution militaire, à l’obéissance et à la discipline exigées d’un soldat. Sous ses dehors de héros contestataire, Prewitt est un homme fragile, vivant les injustices comme une souffrance. C’est lorsqu’il joue du clairon que le spectateur ressentira cette souffrance. À un moment il se saisit du clairon et joue, dans un bar, devant ses camarades dans une attitude tendue, exprimant force et souffrance à la fois. Mais c’est évidemment dans l’une des scènes cultes du film que ses sentiments s’expriment le mieux. Son ami Maggio qui le soutient dans son refus des injustices, s’échappe de la base alors qu’il était de garde. La sanction ne se fait pas attendre. Il est envoyé chez le chef de la police militaire, le sergent James « Fatso » Rudson (Ernest Borgnine, fascinant), sadique et tortionnaire et accessoirement pianiste du bar. Fatso n’attendait que cela, car peu avant Maggio s’était moqué de lui en le traitant de mauvais pianiste. Soumis à des brimades et à des tortures, Maggio, s’enfuit, blessé et meurt dans les bras de Prewitt et Warden.

Il faut dire que le film de Fred Zinnemann ne raconte aucune histoire. C’est plus un succession de scènes sur la vie quotidienne d’un régiment dans une base juste avant que n’éclate la deuxième guerre moniale. Au-delà, c’est un regard critique de la caméra sur l’institution militaire qui ne manque pas de condamner les effets délétères voire mortifères de l’armée sur la vie des soldats. On a vu comment Prewitt était humilié; comment Maggio, torturé par la police militaire, expire près de son ami. Au milieu du camp, le soir, Prewitt se saisit de son clairon et interprète la sonnerie aux morts pour son ami Maggio. Quelle tension, quelle émotion, quelle fragilité et quelle souffrance envahissent Prewitt, le visage débordant de larmes. Toute la base écoute, plongée dans un silence poignant. A moitié éclairé par la lueur de la lune, l’adjudant Warden lui aussi écoute. Sur son visage, on devine l’expression d’un sentiment de sympathie pour Prewitt, voire même, d’affection. Par cette scène et quelques autres, Fred Zinnemann veut prouver que les « hommes de guerre » – du moins certains de son film – ne sont pas des brutes et que derrière leur apparente virilité, la sensibilité aux autres, les sentiments humains sont inscrits dans leur nature.

Tous les personnages principaux du film évoluent dans des chassés-croisés qui structurent le récit. Dans la plupart des séquences ils avancent par paire, forment des duos pourrait-on dire. Prewitt et Maggio, liés par l’amitié et le soutien mutuel. Prewitt ira d’ailleurs venger son ami en tuant le sadique Fatso, formant un duo maléfique celui-là. Prewitt et Warden, respectueux l’un vers l’autre et unis dans des sentiments de sympathie, malgré des pointes de dérision et d’ironie émaillant leur relation. On peut revoir à ce propos – encore une scène culte – Warden et Prewitt, complètement ivres, assis au bord d’une route, ressasser leur solitude et leurs tourments, là où justement Maggio venait mourir.

Deux femmes viennent compléter le tableau : Karen (Deborah Kerr), la femme du capitaine et Lorene (Donna Reed) la compagne de Prewitt. Le cinéaste ne leur accorde pas un rôle majeur, mais leur présence dans le film enrichit l’humanité des personnages. Ainsi en est-il des couples Prewitt/Lorene et Warden/Karen. Karen et Warden tissent une relation adultérine dont la rencontre des corps, baignés par les vagues, d’une sensualité torride, atteste l’impossibilité de leur amour. C’est là encore la scène culte que le monde entier aura admirée. Avec Lorene, c’est la raison qui l’emporte dans son amour pour Prewitt. Alors que celui-ci, blessé, déserte après avoir tué Fatso, il n’a qu’une seule idée, rejoindre ses compagnons de combat lors de l’attaque de Pearl Harbor. Lorene le supplie de rester et cherche à le convaincre de retourner aux Etats-Unis où ils pourront se marier et avoir une vie rangée. Mais Prewitt meurt, tué accidentellement par ses camarades. La dernière séquence d’une immense mélancolie, laisse voir les deux femmes côte-à-côte sur un bateau retournant aux USA, le regard perdu sur les colliers de fleurs jetés dans la mer.

Classique jusqu’au bout de la pellicule, le film est traversé par les préoccupations qui doivent certainement tenailler Fred Zinnemann : la justice, le courage, le respect de la dignité humaine… mais aussi le pouvoir démesuré et mortifère de l’armée. Des personnages émouvants et d’une grande sensibilité dans un grand film humaniste et universel.

Tant qu’il y aura des hommes
Fred Zinnemann
USA – 1953
Avec Burt Lancaster, Montgomery Clift, Deborah Kerr, Donna Reed, Frank Sinatra, Ernest Borgnine, Philip Ober
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Let’s Get Lost » : Chet Baker, lumière et noirceur

15 juillet 2024


Photo : Rolling Stone

En 1988, le photographe Bruce Weber réalise un film documentaire sur la vie et la carrière mouvementées de Chet Baker, le légendaire chanteur et trompettiste de jazz. Deux années auparavant, Weber avait souhaité faire une série de photos de Chet Baker, mais ce qui devait être un simple court métrage allait devenir un film de deux heures : Let’s Get Lost. Les partenaires musicaux, les ex-femmes, les enfants, la mère, les amis font le récit de moments de la vie du musicien. Chet Baker lui-même en est le témoin principal. Weber retrace deux moments de sa carrière de trompettiste. 

Tout d’abord, dans les années 1950 où Chet joue avec des géants du jazz comme Charlie Parker ou Gerry Mulligan. C’est alors un artiste virtuose, icône du Cool Jazz, idolâtré, beau et séduisant, à la carrure faisant palpiter le coeur des femmes. Une star à la James Dean ! On le voit dans des concerts, des extraits de films, des archives photographiques dont celles que William Claxton avait mises en boite lors de sessions d’enregistrement en 1953. On écoute les témoignages et les anecdotes le concernant, y compris les siens, sincères ou mensongers. Mais dans les années 1980, Chet Baker est un autre homme. Rongé par la drogue, gros plans sur son visage décharné et ridé et sa bouche édentée. Son existence se perd dans le naufrage tragique de sa fin en 1988, lorsqu’il se jette de la fenêtre de son hôtel, sans avoir pu assister à l’avant-première de Let’s Get Lost. 

Ces deux aspects de sa vie s’entre-croisent tout au long du film. Dans un noir et blanc quasi calligraphique, faisant penser aux photographies de la nature amazonienne de Sebastião Salgado, le film est tourné avec une grande liberté, un montage époustouflant, au rythme on ne peut plus jazzy de l’admirable bande-son. Et que d’émotion suspendue et de nostalgie lorsqu’à la fin du film Chet Baker entame Almost Blue.

Let’s Get Lost nous fait découvrir un Chet Baker complexe, contradictoire mais au charisme certain. Un être joueur et poseur, mystérieux et sauvage, lumineux et ténébreux, misanthrope et mondain tout à la fois. Un film plein d’énergie retenue et d’élégance comme l’est le jazz de la West Coast.

Let’s Get Lost
Film documentaire de Bruce Weber
USA – 1988
Disponible en DVD
Version 4K en salles depuis le 19 juin 2024

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« The Bikeriders » : La fin d’un mythe

1er juillet 2024


Photo : AlloCiné

Avec The Bikeriders, Jeff Nichols, dépeint l’épopée d’un gang de motards de Chicago dans les années 1970. Il introduit une démarche intéressante et originale dans la réalisation du film. En effet, des scènes montrent la présence d’un reporter photographiant ou interviewant des personnages, notamment Kathy, le rôle féminin principal. Le film d’ailleurs s’inspire du livre de photographies de Danny Lyon qui avait dans les années 60 photographié et enregistré les témoignages d’une bande de motards. 

Le photographe/reporter du film de Jeff Nichols refait à son tour le reportage que Danny Lion lui-même avait réalisé auprès d’un club de motards dans les années 1960. Jeff Nichols nous donne ainsi à voir, dans son écriture cinématographique particulière, le making off du travail de Danny Lyon. Le spectateur est emporté dans un film qui montre un reportage dans les années 70, en référence à un reportage des années 60. Une double mise en abyme en quelque sorte.

La présence du reporter favorise une lecture documentaire lui retirant ainsi sa dimension fictionnelle, ce qui a pour effet de déconstruire ce mythe américain et de ramener le film à une vision historico-sociologique des gangs de motards. À ce titre, on est loin du légendaire L’équipée sauvage (1953) de László Benedek avec Marlon Brando en chef de gang. On est loin également, mais dans un autre registre, de La fureur de vivre de Nicholas Ray (1955) ou du toujours légendaire Easy Rider (1969) de Dennis Hopper.

Si le film se veut en partie documentaire, il n’en retrace pas moins une esthétique de la virilité et de la violence à travers cette bande de motards. Les voici ces héros de la route, perchés sur leurs motos pétaradantes, semant la peur autour d’eux. Ils sont « racontés », lors d’un entretien entre le photographe/reporter (Mike Faist dans le rôle de Danny Lyon) et Kathy (Jodie Comer) amoureuse éperdue de Benny (Austin Butler). 

Jeff Nichols traduit cette narration en images décrivant les faits et gestes de ces Vandals de Chicago comme ils se nomment, et interprétés par des comédiens remarquables. Leur chef, Johnny (Tom Hardy), impressionnant de dureté, de force titanesque, finira par dévoiler sa sensibilité et son sens de l’honneur. C’est lui qui protège Benny, son préféré, un solitaire, d’une froide violence, casse cou séduisant que Kathy épousera. 

Tous les personnages sont souvent filmés en gros plans avec arrêts sur image (référence à la photographie ?) comme pour signifier leur violence rentrée mais aussi leurs angoisses et leurs ressentiments. Ne voit-on pas l’un d’eux déçu de n’avoir pas été retenu pour combattre au Vietnam ? C’est ainsi que le club de bikers qui au départ se voulait être un groupe d’amitiés viriles et de bagarres ludiques imbibées d’alcool, va peu à peu évoluer vers un gang criminel sous la pression notamment de l’arrivée de nouveaux membres plus jeunes, plus violents, désireux de prendre le contrôle du groupe. Johnny sera d’ailleurs assassiné par l’un des nouveaux venus. Quant à Benny, en pleurs, effondré par la mort de son idole, il retrouvera peut-être le réconfort dans les bras de Kathy. Clap de fin d’un kamikaze de la moto et du baston… Clap de fin d’un chef de bande de légende… Mais au-delà, c’est bien la fin d’un mythe que raconte cette histoire de bruit et de fureur, mais aussi du silence et de la vulnérabilité de ces héros de la route.

« The Bikeriders » : La fin d’un mythe
De Jeff Nichols
USA – 2024
Avec Austin Butler, Tom Hardy, Jodie Comer, Mike Faist
En salle depuis le 19 juin 2024
Disponible en DVD et Blu ray

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« Bravados » : Vengeance et culpabilité

12 mai 2024


Photo : Seriebox

Henry King, le presque-fondateur de Hollywood, nous livre ici un western étrange, énigmatique, où se mêlent les codes classiques et intemporels du western et des approches plus nuancées et moins manichéennes dans la représentation des personnages et des situations. Jim Douglass (Gregory Peck), propriétaire d’un ranch, poursuit quatre bandits qui auraient violé et assassiné sa femme durant son absence. Classique est en effet la volonté de vengeance de cet homme, à la determination glaciale comme on a pu le voir mille et une fois dans les westerns, ceux de Clint Eastwood par exemple. Mais là s’arrête le western conventionnel. Voici notre rancher se rendant dans une petite ville pour assister à la pendaison de quatre malfrats. Jim Douglass pense qu’il s’agit des assassins de sa femme et demande à les voir de près. Il veut vérifier s’il s’agit bien d’eux tels qu’ils avaient été décrits par l’un de ses voisins fermiers, un certain Butler. On assiste alors à une séquence d’une rare intensité au cours de laquelle Jim Douglass porte son regard d’aigle sur chacun des quatre prisonniers, debout derrière les barreaux, ahuris. La scène pourrait faire penser à une procédure d’identification, mais là ce n’est pas un témoin qui fait face aux suspects, mais déjà un justicier.

Cependant, les quatre bandits vont s’évader grâce à la complicité du faux-bourreau, emmenant avec eux une jeune femme en otage. Les habitants et le shérif se lancent à leur poursuite et Jim Douglass se joint à eux et en profite pour mener sa propre traque. Trois magnifiques séquences vont se succéder au cours desquelles Douglass abattra les trois premiers bandits. Chaque fois qu’il retrouve l’un des malfaiteurs il lui montre la photographie de sa femme incrustée dans sa montre-gousset. La caméra fixe en gros plan le visage terrifié du truand puis en une seconde, avec une rare violence Jim l’abat sans hésitation. La séquence se reproduira deux fois encore. La montre-gousset à chaque fois est l’annonce de la mort. Douglass est une sorte d’ange exterminateur brandissant sa faux comme le glaive du justicier. Cette répétition, loin de paraître fastidieuse, donne au film de Henry King une rythmique macabre, comme une « marche funèbre » au tempo accéléré. Les longues chevauchées de Jim Douglas dans des paysages grandioses filmés parfois en « nuit américaine » ne sont pas pour rien dans cette harmonie lugubre.

Quant au quatrième bandit, il échappera à la mort. Il arrive à convaincre Jim qu’il n’est pas l’assassin de sa femme, ni ses trois compères. C’était le voisin Butler l’assassin, c’est lui qui avait décrit les malfrats comme étant les assassins de sa femme. Effondré Jim Douglass se rend à l’église où il s’accuse du meurtre des trois bandits. Il est devenu « le juge, le jury et le bourreau » de trois hommes dit-il au prêtre qui lui enjoint de prier pour se repentir. Dans le plan de fin, au sortir de l’église, dans un large panoramique, la caméra balaie la foule qui l’acclame. Il a débarrassé la ville des fuyards condamnés à être pendus ! La légende passe avant les faits réels… comme dans la célèbre réplique de L’homme qui tua Liberty Valance, le « légendaire » film de John Ford « When legend becomes fact, print the legend ».

Bravados
Henry King

USA – 1958
Avec Gregory Peck
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Blue Giant » : ciné/jazz fusion

8 avril 2024


Photo : AlloCiné

De musique et de jazz, c’est bien de cela dont il s’agit dans le film de Yuzuru Tachikawa, Blue Giant. Mais aussi de dessin et de variations graphiques. Blue Giant est un film d’animation inspiré du manga éponyme de Shinichi Ishizuka. Le héros, Dai, est un jeune saxophoniste qui essaye de faire carrière dans la musique de jazz. Il fait la rencontre du jeune pianiste talentueux, Yukinori et décide, avec son ami Tamada, un batteur débutant, de monter le trio Jass. Les trois musiciens vont se démener et tout faire pour, un jour, jouer au So Blue, le club de jazz le plus réputé du Japon. 

La bande originale du film, composée par la célèbre pianiste japonaise Hiromi Uehara, elle-même doublant au piano Yukinori, sera le support sur lequel Dai va s’appuyer pour mener à bien sa formation et peaufiner sa pratique. Les scènes dans lesquelles les musiciens se produisent ont été réalisées à partir de vues réelles reconstituées grâce aux techniques de la « motion capture » qui permet d’en faire une version virtuelle.

Dai s’entraîne, s’exerce sans arrêt, tout le temps, partout, la nuit, dans le froid. On le voit jouer dans des parcs, au bord d’une rivière. Rien ne compte plus que sa passion du jazz. Le clin d’oeil à Sonny Rollins ne nous échappe pas lorsque dans les années 1960, celui-ci se retirait sur les bords de l’Est River à New York sur le pont Williamsburg et travaillait son saxophone pour explorer de nouveaux axes de créativité. 

Lors de ses performances dans des clubs au public rare ou en concert dans des salles combles, Dai enchaîne des solos exubérants pour atteindre la perfection et devenir comme il le dit, « le meilleur saxophoniste du monde ».

Les trois artistes jouent un jazz inspiré venu tout droit du Be Bop et du Hard Bop à la façon de John Coltrane, Sonny Stitt, Johnny Griffin ou encore, Sonny Rollins. Leurs improvisations montent en intensité de façon paroxystique et des improvisations graphiques magistrales viennent s’y superposer avec la même virulence. La fulgurance des explosions du saxophone ténor se dédouble en un délire de couleurs psychédéliques.

Tous les sens du spectateur sont à vif. Le corps se met en mouvement au rythme de la batterie. Les yeux suivent le tourbillon des couleurs. La puissance de la musique se déverse en émotions vertigineuses. C’est une expérience sensorielle rare qui se vit ici : on entend les images et on voit la musique. Oui, Blue Giant est une partition filmée et des images sonores !

Blue Giant
De Yuzuru Tachikawa
Japon – 2023
Musique : Hiromi Uehara
En salle depuis le 6 mars 2024
Disponible en DVD et Blu-ray

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« L’homme qui en savait trop » : Flic malgré lui

21 février 2024


Photo : SensCritique

Là encore, le maître du suspense a frappé fort ! En 1956, Hitchcock réalise L’homme qui en savait trop, le propre remake du film qu’il avait tourné en 1934 en Angleterre. Il passe de Londres à Hollywood, du noir et blanc à la couleur pour polir ainsi son intelligence cinématographique et les procédés de construction technique du suspense. L’histoire se structure de façon triangulaire : une petite famille américaine, des tueurs organisant un complot, une personnalité politique visée par un attentat. Voici donc un couple d’Américains avec un garçonnet (Hank) en visite à Marrakech au Maroc. Lui est médecin (Ben McKenna interprété par James Stewart), elle est une ancienne chanteuse (Doris Day dans le rôle de Jo). Alors qu’ils se promènent dans la foule, un homme (Daniel Gelin) s’effondre dans les bras de Ben, un poignard planté dans le dos. Il a tout juste le temps de lui glisser à l’oreille le nom « Ambrose Chappell » et l’informer qu’une personnalité politique étrangère va bientôt être assassinée à Londres. Muni de cette information énigmatique, Ben apprend que son fils Hank vient d’être kidnappé par un certain Drayton. Celui-là même que Ben avait rencontré la veille dans un restaurant et avec qui il avait sympathisé. On lui fait ainsi savoir qu’il n’a pas intérêt à révéler quoi que ce soit à la police. 

L’intrigue est dès lors située. Ben, modèle jusque là du père de famille tranquille et ordinaire, change de registre et se métamorphose en détective intrépide. Il va mener l’enquête par ses propres moyens, sans l’aide de la police, craignant pour la vie de son fils. Se succèdent alors des séquences d’un degré de suspense incroyable. Le fait de situer le début du film au Maroc, à n’en pas douter, accroit la dimension mystérieuse de l’histoire, là où dans la version de 1934, l’intrigue se déroulait en Suisse. 

Ben et sa femme Jo se retrouvent à Londres à la recherche de ce mystérieux Ambrose Chappell. Lorsque Ben découvre l’adresse, sa lente marche angoissée, silencieuse, seulement ponctuée du bruit de ses pas, la tension est à son acmé. Mais le malicieux Hitchcock met fin au suspense en nous montrant l’atelier d’un simple taxidermiste. À partir de là, le film n’est plus qu’une succession de scènes au suspense de plus en plus époustouflant. Le vrai Ambrose Chappell est en réalité une église où les comploteurs se font passer pour des religieux. Ben les reconnait mais il est assommé et perd connaissance. Il s’en sortira à temps en se sauvant de l’église par le clocher. Encore un plan très hitchcockien qui n’est pas sans rappeler le clocher de Sueurs froides,James Stewart déjà, pris de vertige assiste à la chute mortelle d‘une femme.

De son côté, Jo reconnait l’homme qui allait tirer sur le ministre étranger  lors d’un concert au Royal Albert Hall et le signale à Ben. Il était prévu que le tueur devait tirer sur sa cible au moment où les cymbales sont frappées pour masquer le coup de feu. Alors que l’orchestre symphonique dirigé par Bernard Herrmann lui-même interprète la cantate The Storm Clouds d’Arthur Benjamin, une série de champs-contrechamps portée par le crescendo de la musique balaye le triangle que forme Jo, le tueur et le ministre. De gros plans des cymbales et du canon du pistolet ponctuent la scène. L’angoisse est à son comble, lorsque Jo, apercevant le canon du tueur pointé vers sa cible, pousse un cri strident au moment même du coup de cymbale. Ben arrive à maîtriser le tueur qui fera une chute mortelle depuis sa loge. Le ministre s’en sortira avec une blessure. Pour remercier Jo et Ben de lui avoir sauvé la vie, ce dernier invite le couple à un gala à son ambassade. 

Commence alors le deuxième moment fort du film, peut-être l’une des plus admirables séquences des réalisations d’Hitchcock. Jo, ancienne chanteuse, est invitée à se produire devant l’assistance. Présumant que Hank est quelque part dans l’ambassade, elle s’installe au piano et interprète Que Sera, Sera en espérant que son fils l’entende. La chanson se transforme alors en personnage. Dans un long travelling ascensionnel, la caméra suit la chanson depuis le piano, traverse le salon, puis le hall, puis monte les escaliers, franchit un couloir et rejoint enfin la chambre où Hank est enfermé… qui répond en sifflant la chanson, se faisant ainsi localiser. Ben arrive alors à empêcher les kidnappeurs de s’enfuir avec l’enfant. Il se bat avec Drayton qui chute lui aussi dans les escaliers et meurt. Ah ces escaliers ! une signature que l’on retrouve dans la plupart des films de Hitchcock. Comme si rien ne s’était passé, la petite famille revient à l’hôtel où elle avait laissé des amis, en disant simplement qu’ils avaient été chercher Hank. Voilà bien du Hitchcock : distance, humour et … suspense.

L’homme qui en savait trop
Alfred Hitchcock
USA – 1956
Avec James Stewart, Doris Day, Daniel Gelin
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Les Chaussons rouges » : l’amour de l’art… l’amour à mort

30 janvier 2024


Photo : AlloCiné

Michael Powell, co-réalisateur des Chaussons rouges avait écrit que son film disait « d’aller mourir pour l’art ». Nous y sommes. C’est bien la grande question que pose ce film extraordinaire. Co-réalisé avec Emeric Pressburger, Les Chaussons rouges retrace l’ascension fulgurante de Victoria Page (la véritable ballerine Moira Shearer) comme danseuse étoile du ballet Boris Lermontov. Ce dernier (Anton Walbrook), inspiré de Diaghilev, l’a engagée à ce titre à la suite d’une rencontre au cours de laquelle il lui demande « pourquoi voulez-vous danser ? ». Et Victoria de répondre, caustique : « pourquoi voulez-vous vivre ? ». Le ton est donné… et le sens du film est exposé : l’amour de l’art, soit ici la passion de la danse. Mais ses exigences aussi et les sacrifices qu’elle exige. Lermontov est un directeur de ballet autoritaire, rien ne doit interférer dans la vie et la pratique de l’artiste. Il exige de Victoria qu’elle se consacre exclusivement à la préparation de son rôle. « Seule la musique compte, rien que la musique » lui impose-t-elle. Elle aussi, emplie de passion ardente pour la danse, fait preuve d’une exigence acharnée et d’une discipline sacrificielle, jusqu’au triomphe de la présentation du ballet à Monte-Carlo et son ovation éclatante.

Le ballet, (inspiré d’un conte d’Andersen) composé et dirigé par Julian Craster (Marius Goring), est le moment le plus prodigieux et éblouissant du film. 17 minutes d’un spectacle total. Un ballet classique certes, mais les élans fougueux de Victoria, le décor féérique, des couleurs magnifiques, un corps de ballet dynamique et un espace scénique tout en mouvement situent bien le film dans la lignée des comédies musicales américaines telles celles de Vincente Minnelli (Un Américain à Paris) ou de Stanley Donen (Chantons sous la pluie). Tout y est : une église, des boutiques, un musée, un cirque, la maison où vit la danseuse… Et des séquences fantastiques et magiques où Victoria vole, se transforme en oiseau, tourbillonne avec des figurines en papier. Des plans se superposent de manière onirique où Victoria se voit dans la vitrine du cordonnier. Et où le feu et la mer viennent submerger la scène. Julian, qui commence à tomber amoureux de Victoria, lui avait d’ailleurs assuré, lors d’une répétition, que la musique permettait de voler comme les oiseaux dans le ciel. La fluidité et le rythme étourdissant des danseurs est un ravissement et contraste par moments avec la lenteur et la solennité de quelques autres. Cette séquence où l’on voit les paroissiens, tout de noir vêtus, sortir de l’église nous fait penser immanquablement à Pina Bausch et à son fameux Café Müller.

Julian et Victoria se rapprochent l’un de l’autre. Accoudés à un balcon donnant sur la voie de chemin de fer, Ils envisagent avec bonheur le succès qui ne manquera pas de se produire lors de la représentation du ballet. Ah ce balcon… est-il annonciateur de quelque mauvais présage ? En effet, l’agitation joyeuse du ballet et de l’après-ballet va vite retomber. Lermontov apprend que Julian et Vicky s’aiment. Il ne supporte pas que ses artistes fassent passer leur vie privée avant leur travail et décide de les congédier. Plus tard il se ravise et fait revenir Victoria. Celle-ci, ravie, accepte de pouvoir assouvir à nouveau sa passion et remettre ses chaussons rouges. Julian lui, insiste pour qu’elle renonce à la gloire et le suive dans la poursuite de sa carrière, sans succès. Il la quitte alors la laissant éperdue et déchirée entre sa passion artistique et son amour pour lui. Hésitante, tiraillée par le conflit de ses sentiments, dans un brusque mouvement, elle court à la poursuite de Julian. La caméra, dans un superbe travelling arrière, la filme descendant les escaliers d’un jardin en courant, volant presque, butant sur ce funeste balcon, pour se jeter sur la voie ferrée. Lermontov annonce au public que Victoria ne dansera pas et ne dansera plus, seuls les chaussons rouges reprendront la danse animés par Grisha (le danseur Léonide Massine), le cordonnier magicien qui les a façonnés. Victoria meurt pour sa passion de la danse… ou pour l’amour de Julian ? Pour l’Art ou pour l’Amour ? Les Chaussons rouges, un film flamboyant, comme le rouge éblouissant  des chaussons ! Un film virevoltant comme une flamme où viennent se consumer l’amour et la passion de l’art.

Les chaussons rouges
Michael Powell et Emeric Pressburger
Royaume Uni – 1948
Avec Moira Shearer, Anton Walbrook, Marius Goring, Léonide Massine
Disponible en DVD et Blu-ray

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