« Les Eastwood » : Paroles et musique

10 décembre 2023


Photo : Visbooks

Parmi les nombreux concerts donnés cet été et cet automne en France par le contrebassiste Kyle Eastwood, retenons celui du 26 novembre 2023 à Antony au théâtre Firmin Gémier. Pendant près de deux heures Kyle a pu interpréter la plupart des morceaux de musique des films de son père, Clint Eastwood. La projection en arrière plan d’un entretien avec Clint Eastwood accompagnait le concert. A Antony, Kyle Eastwood était avec son quintet, sans orchestre symphonique, ce qui lui donnait une allure plus décontractée, plus spontanée. C’était un plaisir d’entendre le père et le fils évoquer avec humour et nostalgie le travail musical de chacun des films dont la bande originale était jouée sur scène.

Le quintet était composé de Kyle à la contrebasse et à la basse; d’Andrew McCormack au piano, d’un dynamisme époustouflant; de Quentin Collins à la trompette et au bugle; de Brandon Allen aux sax et de Chris Higginbottom à la batterie, excellent mais abusant peut-être un peu trop du rim click*. On a pu ainsi se replonger dans l’atmosphère des films de Clint Eastwood.

Clint Eastwood a fait de la musique très jeune. Sa mère jouait du piano. Un jour raconte-il, il a vu un type dans une fête jouer un genre de boogie. « Je peux le faire aussi » se dit-il. Il est la première personne que son fils Kyle a vu jouer. C’est avec lui aussi que Kyle a assisté à son premier concert, le Count Basie Big Band avec le chanteur Joe Williams. Kyle Eastwood a commencé d’abord au piano mais il s’est ensuite orienté vers la contrebasse et la basse qu’il a appris à jouer avec le bassiste français Bunny Brunel.

Tout au long du concert les deux Eastwood s’entretiennent sur les films dont le quintet interprète la BO. Pour L’inspecteur Harry réalisé par Don Siegel en 1971, Clint Eastwood avait fait appel à Lalo Schifrin, qu’il rappellera pour Magnum Force de Ted Post en 1973. Kyle appréciait notamment les lignes de basse de la musique de Schifrin. 

Pour La Sanction que Clint Eastwood a réalisé en 1975, ce dernier avait demandé à John Williams de composer une musique de jazz pour la deuxième partie du film qui se situe en Amérique et une musique plus classique pour la première partie, qui elle se situe en Europe. C’est ce que Williams a fait et qui fait dire à Kyle Eastwood qu’il « aime bien ce mélange classique/jazz ». C’est d’ailleurs ce qu’il a fait dans son dernier album car précise-t-il « ça convient très bien à un quintet de jazz ».

Avant que la musique ne reprenne, le père et le fils échangent leur souvenirs sur le tournage de Impitoyable (1992) et évoquent le compositeur et saxophoniste Lennie Niehaus qui en a fait la musique. Kyle rappelle que Lennie a composé 15 BO pour Clint Eastwood. Lors de son service militaire, Clint avait rencontré Lennie en 1951 dans un bar alors qu’il était serveur. Quelques années après Lennie Niehaus compose la musique de films remarquables de Clint Eastwood dont Bird en 1988, Impitoyable en 1992, Un monde parfait en 1993, Sur la route de Madison en 1995 ou encore Minuit dans le jardin du bien et du mal en 1997. 

Pour Lettres D’Iwo Jima (2006) Clint Eastwood avait demandé à Kyle d’écrire la musique. Il avait appris que des enfants avaient été enregistrés sur des disques 78 tours, diffusés à la radio probablement pour motiver les troupes. Il a demandé à Kyle si l’on pouvait retrouver ces enregistrements. A partir de là, Kyle et Michael Stevens s’en sont inspirés et les ont travaillés en leur donnant un accent plus occidental. Michael Stevens avait entre autres composé en 2008 la musique de Gran Torino et de Invictus en 2009. Justement, Gran Torino est un film marquant pour Kyle Eastwood. Il en a écrit la musique avec Michael Stevens à partir d’une mélodie écrite par Clint Eastwood lui-même. Une fois retravaillée, la mélodie est devenue une chanson écrite, jouée au piano et chantée par Jamie Cullum. « C’est ce qu’on entend à la fin du film », conclut Kyle.

Pour la musique de Bird, tourné en 1988, Clint Eastwood a usé d’une manipulation technique. Les solos de Charlie Parker ont été retenus, mais la section rythmique a été retirée, et de nouveaux musiciens ont constitué l’orchestre. « On a eu le vrai Charlie en éliminant tout le reste » se réjouit Clint Eastwood.

Le concert se termine par les trois films de Sergio Leone dont la musique a été composée par Ennio Morricone : Pour poignée de dollars (1964), Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le bon, la brute et le truand (1966). C’est la première fois que l’on incorpore des effets sonores dans un film. Peu de compositeurs l’avaient fait à l’époque, précise Clint Eastwood et Kyle d’ajouter « C’était novateur, on n’avait jamais vu de westerns avec des musiques pareilles ». Quand Pour une poignée de dollars est sorti, Clint Eastwood raconte que « Ça a changé la donne. Je pense que ça a vraiment revigoré le genre du western. La musique de Morricone a beaucoup participé à ce renouveau ». Kyle Eastwood renchérit : « Ça démontre bien l’importance de la musique dans un film ».

Au rappel, le quintet, mettant en valeur la contrebasse de Kyle Eastwood, a joué La panthère rose de Henry Mancini, pour la plus grande joie de la salle. Une tournée du quintet de Kyle Eastwood est prévue en France en 2024. A ne rater sous aucun prétexte !

* rim click : technique consistant à frapper le cercle métallique de la caisse claire

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« Juge et hors-la-loi » : Entre bouffonnerie et désillusion

30 novembre 2023


Photo : La Filmothèque

Juge et hors-la-loi est encore un film signature de John Huston, un modèle de son savoir-faire de cinéaste, une projection de ce qu’il a toujours été : un baroudeur hollywoodien. Avec ce western picaresque qu’il tourne en 1972, il rend un hommage appuyé à tous ces aventuriers, sauvages et humains à la fois, tel ce fameux juge Roy Bean. Le voici arrivant sur son cheval, dans un magnifique plan d’ouverture, dans la petite ville de Vinegaroon à « l’ouest de Pecos », après avoir échappé à la pendaison. C’est Paul Newman qui l’incarne, tantôt hilare, tantôt teigneux, et qui s’attribue le titre de juge, défenseur de la loi et de l’ordre ! Muni d’une Bible, d’un code civil de 1000 pages et d’un revolver, il mène ses ennemis et les malfaiteurs à la potence avec sa corde de pendu, sans aucune autre forme de procès et de jugement. Non content d’appliquer la loi à sa façon, il ouvre un saloon où il se fait une petite fortune et met dans sa poche les amendes qu’il inflige aux condamnés. 

Dans sa démesure, il fait de cette petite ville de l’Ouest une cité industrielle et commerciale grâce notamment à l’arrivée du chemin de fer et à l’exploitation du pétrole. Il la baptisera Langtry du nom de la belle actrice Lillie Langtry (la toujours merveilleuse Ava Gardner) dont il était amoureux éperdu et dont le portrait tapissait les murs du saloon. Lui le facétieux et explosif maître de la ville, se fera tout petit et timide lorsqu’il aura l’occasion de rencontrer sa diva, qu’il ne rencontrera d’ailleurs pas, dans le théâtre de la grande ville voisine. On est un peu peiné pour lui lorsqu’il se fait plumer pour essayer d’avoir une place dans le théâtre et voir Lillie. La caméra de John Huston le montre alors penaud, humilié et désillusionné. De retour à Langtry il se trouve confronté à des avocats corrompus qui veulent faire main basse sur la ville. Vaincu, il quitte la ville et disparait. 

Le film prend alors une tournure dramatique impressionnante et fabuleuse. Après une absence de 20 ans, alors que tout le monde le croyait mort, Roy Bean réapparaît. Dans une scène foudroyante d’une violence sans borne, filmée en plans saccadés, le juge laisse éclater sa vengeance. Il brûle toute la ville et détruit tous les symboles de sa modernité, pétrole et chemin de fer, magnats et édiles politiques confondus. Puis il disparait au milieu du chaos. Mais l’Ouest ne reviendra pas. On passe alors du tragique à l’émotion. Le spectateur reprend son souffle lorsqu’à la fin on remet à Lillie Langtry de passage dans la ville, la lettre que Roy Bean lui avait écrite et qu’il n’avait jamais envoyée. Lillie se retire de la foule et, dans un somptueux plan rapproché, lit en silence la lettre, les larmes retenues sur ce beau visage qu’est celui d’Ava Gardner. Juge et hors-la-loi, un film hustonien en diable.

Juge et hors-la-loi
John Huston
USA – 1972
Avec Paul Newman et Ava Gardner
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Les Sept Mercenaires »  : Ballet pour 7 fusils et une mitrailleuse

28 septembre 2023


Photo : SensCritique

C’est une véritable chorégraphie au son des sifflets et des pétarades de révolvers et de fusils que nous livre ici Antoine Fuqua. Oui, dans ce remake du film Les Sept Mercenaires de John Sturges réalisé en 1960, on ressent bien l’influence de Peckinpah, de Tarantino ou de Michael Mann. Tout y est : la violence des scènes d’action ou la confrontation courageuse d’hommes au passé trouble face à la mort. Ici, comme dans l’original de Sturges, les mercenaires, emmenés par un Denzel Washington convainquant, luttent pour venir en aide à la population d’une petite ville, en l’occurrence la ville de Rose Creek en 1879. La population est menacée par l’affairiste Bogue qui terrorise les habitants dans le but de leur ravir leurs terres. Dès le début du film, ils sont victimes d’une violente attaque, l’église est brulée, des hommes sont abattus lors d’une fusillade. Emma Cullen dont le mari a été assassiné par les hommes de Bogue fait appel au chasseur de primes Sam Chisholm (Denzel Washington). Ce dernier et ses recrues acceptent de s’engager et vont peu à peu fraterniser avec la population. Dans l’attente d’une éminente attaque de Bogue et ses équipes, on les voit entrainer les hommes au maniement des armes, creuser des tranchées, monter des barricades… dans une bonne humeur et un désintéressement non exempt d’une volonté de se racheter de leurs méfaits passés.
Peu après, des centaines d’hommes envahissent la ville et vont se mesurer à la puissance des mercenaires. Commence alors une séquence d’une violence extrême formant comme un tableau animé, une chorégraphie endiablée… un spectacle époustouflant. Les références cinématographiques ne manquent pas. On pense à La Horde sauvage de Sam Peckinpah ou encore à Heat de Michael Mann. Ça tire, ça siffle de tous les côtés. Avec un dextérité inouïe, les mercenaires se lancent les fusils comme dans un match de rugby. Leurs révolvers crachent les balles à droite, à gauche, en haut, en bas, en tirs croisés. Un véritable feu d’artifice, un festival explosif sur un immense plateau. Mais que de morts et de blessés ! La mitrailleuse de Bogue s’en mêle accentuant le carnage, jusqu’au sacrifice de l’un des mercenaires qui détruit la mitrailleuse avec son bâton de dynamite. Bogue s’en sort et vient affronter Sam Chisholm en duel. Ce dernier perd l’avantage mais sera sauvé par Emma Cullen qui, à la dernière seconde, abat Bogue d’une balle. Comme le faisait déjà Grace Kelly dans Le train sifflera trois fois de Fred Zinnemann (1952).
Fin de partie, la ville est sauvée et débarrassée de cette bande d’affairistes prédateurs grâce au courage des mercenaires et de la population. Les trois mercenaires survivants, filmés en plongée comme des héros, quittent la ville acclamés par la population.
Par ce film, Antoine Fuqua ne se prive pas de lancer ses flèches contre un certain capitalisme sauvage dont Bogue est la métaphore. Face à cette Amérique du profit et de l’exploitation, le casting du film magnifie une Amérique de la fraternité interraciale. Il y a bien parmi les sept mercenaires, un amérindien, un asiatique et un afro-américain en la personne de Sam Chisholm.
Sans avoir « l’élégance » du film original de Sturges, Les Sept Mercenaires d’Antoine Fuqua est un film réjouissant.

Les Sept Mercenaires
Antoine Fuqua
USA/Australie – 2016
Avec Denzel Washington, Chris Pratt, Ethan Hawke
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Un monde parfait » : Un rêve impossible

4 juillet 2023


Photo : EcranLarge

Dans le film Un monde parfait de Clint Eastwood – mais est-il si parfait que cela ? – une équipée dramatique se joue à l’intérieur d’une construction triangulaire où chaque sommet abrite un personnage. Un voleur tout d’abord, évadé de prison avec son acolyte. Puis c’est le jeune Phillip, fils d’une femme membre des Témoins de Jéhovah. Enfin, le troisième sommet est occupé par un Texas Ranger. Ce dernier, Red Garnett, interprété par Clint Eastwood lui-même, est à la poursuite de Butch Haynes (Kevin Costner), l’évadé de prison qui a pris en otage le jeune Phillip. Mais Butch est un truand au grand coeur. Dans sa cavale avec Phillip, il devient en quelque sorte l’éducateur de l’enfant qui à son tour en fait le père qu’il n’a pas eu. Il lui apprend à tenir un revolver, à participer au vol d’une voiture ou à chaparder un masque de Halloween, à frapper aux portes en répétant « Trick or Treat » pour demander des bonbons, au besoin avec la menace du revolver de Butch. Il le comble de nourriture et de friandises, toutes choses auxquelles Phillip était privé car chez sa mère Témoin de Jéhovah, il n’avait droit à aucun de ces plaisirs. Butch le protège et ne supporte pas que l’on fasse du mal à un enfant. C’est ainsi qu’il tue son complice qui avait voulu violenter Phillip; c’est ainsi aussi qu’il s’apprête à tuer un agriculteur qui maltraite son fils, alors qu’il les avait gentiment hébergés. Phillip admire Butch qui devient ainsi son héros. Mais là où ces deux personnages étaient une caricature vivante de deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, leur cavale va les rapprocher. Ils vont faire route commune, vers le barycentre du triangle où se jouera le coeur du drame. Leur rapprochement maître/disciple reste toutefois ambigu. Phillip, lui non plus, ne supporte pas l’injustice et c’est bien lui qui va tirer sur Butch pour l’empêcher de tuer le paysan qui les avaient recueillis.

Pendant ce temps, Red Garnett, le Texas Ranger, lancé à leur poursuite avec toute son équipe, essuie échec sur échec alors même que nos deux aventuriers poursuivent leur randonnée, quasiment rieuse et enfantine, au nez et à la barbe des policiers. Le réalisateur Clint Eastwood, avec un humour dévastateur, ne se prive d’ailleurs pas de ridiculiser la police et d’en montrer les ratés. Est-ce un hasard si le film se déroule quelques mois avant l’assassinat du Président Kennedy ? La fin du film donnera à voir une épouvantable, absurde et tragique bavure. Car c’est là que se retrouveront les trois protagonistes. Butch rendant l’âme dans les bras de Phillip; Red Garnett essayant de négocier au mégaphone avec Butch sa reddition. Jusqu’au coup de feu fatal de l’agent du FBI, au grand désespoir de Red Garnett… et des spectateurs. Cette rencontre triangulaire an coeur du drame ne se fera donc pas. Phillip, en pleurs rejoint sa mère; Garnett, dépité retourne à ses occupations et Butch, le visage comme endormi fait faux bon à la vie. Ce visage endormi, c’était déjà celui du générique. Dans un plan magistral, la caméra cadrait son visage les yeux fermés sur fond herbeux, des dollars tourbillonnant au dessus de lui. Rêvait-il alors de la belle vie qu’il mènerait avec tous les dollars qu’il amasserait ? Le générique de fin, avec le même cadrage… et une tâche de sang en plus vient mettre fin au rêve. Un monde pas vraiment parfait… mais un film presque parfait !

Un monde parfait
Clint Eastwood

USA – 1993
Avec Kevin Costner et Clint Eastwood
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Dancing Pina » : La relève

30 avril 2023


Photo : Dulac Distribution

Dancing Pina n’est pas un film sur la danse. Il est la danse lui-même. Il est l’art à lui tout seul. Il est l’émergence de la danse et l’expression de sa création. Il est son inspiration. Ses émotions. Sa transcendance et ses traces. Le documentariste Florian Heinzen-Ziob est allé s’immerger dans les oeuvres de Pina Bausch pour saisir la quintessence de deux de ses chorégraphies : Iphigénie en Tauride et Le sacre du printemps. Dans un va et vient bien équilibré, on assiste aux répétitions des deux ballets. Le premier, oeuvre de Gluck doit être représenté au Semperoper de Dresde et celui, mythique, de Stravinsky à Dakar et dans plusieurs villes du monde.

Malou Airaudo, énergique ancienne danseuse du Tanztheater de Wuppertal est là pour préparer la représentation du Semperoper. Avec quelle minutie et quelle précision elle fait travailler son rôle à la danseuse Sangeun Lee. Les séquences de répétition, souvent filmées au plus près des corps, montrent comment l’esprit de la danse de Pina Bausch s’insère dans le travail et les efforts des danseurs. Comment l’esprit Pina s’attache peu à la perfection technique des mouvements ou des corps. Comment la danse de Pina laisse transparaître avant tout la personnalité profonde des danseurs. Et comment, au-delà de l’apprentissage, une métamorphose se crée, des danseurs d’abord tout en restant eux-mêmes et de l’oeuvre ensuite toujours fidèle à l’esprit Pina.

Pendant que la chorégraphie d’Iphigénie en Tauride prend forme à Dresde, à quelques milliers de kilomètres de là, à Dakar, d’autres danseurs et danseuses, venues de plusieurs pays africains répètent Le sacre du printemps sous la conduite de Jo Ann Endicott. Elle aussi est une ancienne danseuse du Tanztheater de Wuppertal qui pendant près de 40 ans a interprété plusieurs oeuvres de Pina Bausch. C’est elle qui, répétition après répétition, va progressivement leur transmettre l’héritage de Pina. Tous ces danseurs se retrouvent non loin de Dakar, dans l’École des Sables, plantée en pleine nature, face à la mer, fondée et animée par Germaine Acogny. On retrouve ici encore, le travail acharné et harassant de ces jeunes artistes. Ils répètent les gestes et les mouvements pour apprendre et s’approprier la forme et l’esprit de cette danse plutôt éloignée de leur univers culturel. Les regards des danseurs, réjouis et anxieux à la fois ; les sauts des danseurs, précis et puissants; et ces quatre danseurs répétant à la nuit tombée au bord de l’eau sont autant de moments de grâce inoubliables.

La gestuelle des danseurs de l’Opéra de Dresde est tout aussi inoubliable, différente certes de celle des artistes de Dakar, mais toutes deux ont en commun la force et l’évidence de l’approche chorégraphique de Pina Bausch. Florian Heinzen-Ziob nous ramène en Allemagne et dans le faste du Semperoper. Les contrastes avec l’École des Sables sont saisissants : luxe et dorures à Dresde, espace et nature à Dakar. Sur scène, dans un décor sobre et élégant Sangeun et les autres danseurs interprètent Iphigénie en Tauride. Dans leurs amples robes blanches se détachant sur un fond sombre, dans un style graphique, elles magnifient avec le plus grand raffinement, la chorégraphie de Pina Bauch et perpétuent ainsi l’héritage que leur a transmis Malou Airaudo. Comme on aurait aimé que la caméra s’attarde sur cette séquence bien plus longuement !

L’énergie qui se déploie à Dakar, la joie des danseurs, nous émeuvent jusqu’au moment incandescent où Luciény, Gloria, Franne et les autres danseurs africains nous emportent dans ce transcendant Sacre du printemps. Faute de pouvoir le jouer à Dakar pour cause de Covid c’est à l’École des Sables même, sur le sable, face à la mer, au son d’un enregistrement et sans public, que les danseurs font alors la preuve de leur maîtrise et de leur capacité à s’approprier l’esprit de Pina Bausch. La magie commence alors avec les premières mesures du Sacre et les premiers pas marchés des danseurs et des danseuses. C’est une explosion de beauté qui se déroule sur le sable ocre, au bord de l’eau, au soleil couchant, comme dans une salle de spectacle en lien avec la nature. La puissance de la musique se mêle à celle de la danse. La terre et la nature entrent en résonance, tellurique en quelque sorte, avec le printemps du Sacre. Bouleversant et magique !

Dancing Pina
Florian Heinzen-Ziob
Allemagne – 2022
Chorégraphie de Pina Bausch
Musique : Igor Stravinsky, Christoph Willibald Gluck
Avec Malou Airaudo, Josephine Ann Endicott
En salle depuis le 12 avril 2023
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Empire of Light » : Une caresse chromatique

12 mars 2023


Photo : AlloCiné

Le cinéma, et la salle de cinéma en particulier, est par excellence le lieu où le noir se fait, où les lumières s’éteignent, où l’écran noir va bientôt exploser d’un éclair aveuglant. C’est le contraire qui se déroule dans la salle de cinéma du dernier film de Sam Mendes, dont le titre Empire of Light en est la métaphore. Dans cette magnifique salle Art Deco, Hilary (bouleversante Olivia Colman) gère le cinéma entourée de sa petite équipe, du projectionniste au caissier, du vendeur de friandises aux contrôleurs des billets. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire, dirait-on. Mais non. C’est dans un festival de couleurs et de lumières que ce petit monde vaque à ses occupations. Le rouge et l’or dominent, dans le hall avec ses meubles et ses banquettes vertes, dans la salle avec ses immenses rideaux rouges, dans la cabine de projection, où sévit le solitaire et astucieux Norman (Toby Jones), dans la salle de pause où règne la gaité et l’entraide. C’est là, dans cet univers chaleureux et accueillant qu’Hilary est chargée de former un nouvel arrivant, Stephan (Micheal Ward) un jeune noir, ayant le désir de poursuivre des études universitaires d’architecture. Tout semble calme et paisible dans cet espace clos, à l’abri du monde extérieur, comme un cocon protecteur pour chacun des protagonistes. Mais la réalité ne va pas tarder à se manifester, le passé à refaire surface. Hilary est un femme fragile, marquée par les traumatismes de l’enfance et victimes de rapports sexuels non consentis avec ses patrons dont le directeur actuel du cinéma (Colin Firth). Quant à Stephan, il séduit toute l’équipe à commencer par Hilary avec qui il va entretenir une relation amoureuse épanouie, mais soustraite au regard des autres, comme se situant ailleurs, hors sol. Comme si cette relation ne pouvait se dérouler que dans un cadre neutre, grisâtre. Celui précisément des salles décrépies, non exploitées du cinéma, annonce probable d’un amour impossible.

La réalité extérieure, à nouveau revient en force. Des jeunes racistes s’en prennent à Stephan et des bandes de skinheads attaquent le cinéma, fracassent les portes d’entrée, s’en prennent au personnel, jettent à terre Hilary et lynchent carrément Stephan qui, estropié, ne doit son salut qu’à l’arrivée de la police. La caméra filme cette séquence en jouant sur les contrastes de couleurs. Le monde extérieur, les casseurs, sont vus à travers les vitres du cinéma qu’ils vont pulvériser, en contre-jour, dans la lumière grise et blafarde de cette petite ville balnéaire de l’Angleterre de la fin des années 1970. Alors que le personnel lui, recule dans un zoom arrière, vers le fond or et rouge du hall. Magnifique va et vient, architectural contraste gris/couleur !

Jeu de couleurs encore dans la séquence finale, dans cette allée d’arbres, verte et lumineuse, que traverse Stephan pour aller vers sa liberté, vers ses études où il ne sera plus en butte au  racisme. Et quelle émotion nous saisit dans l’étreinte de Stephan et de Hilary qui signe leur séparation. Le rouge et l’or cèdent la place au vert. Vert liberté, vert mélancolie.

Tout dans le film de Sam Mendes, s’étale dans une palette de couleurs, éclatantes ou diffuses, dans une mise en scène élégante qui nous berce et nous enchante comme une caresse.

Empire of Light
Sam Mendes

USA-Royaume Uni – 2022
Avec Olivia Colman, Micheal Ward, Colin Firth, Toby Jones
En salle depuis le 1er mars 2023
Disponible en DVD et Blu-ray

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« TÁR » : Grandeur et décadence

23 février 2023


Photo : AlloCiné

Oui, grandeur et décadence, un thème mille fois rebattu au cinéma, au théâtre, dans la littérature… Mais cette fois, avec Tár, Todd Field « sculpte » un film à la gloire de Cate Blanchett dans le rôle de la compositrice et cheffe d’orchestre Lydia Tár. Ici, Cate Blanchett ne chutera pas et accrochera très probablement un Oscar à sa performance. Toute la force du film tient dans les bras et dans le corps de Cate, cette cheffe, ce « maestro » imaginé par Todd Field. Cheffe est bien le mot qui convient à cette femme. Dominatrice jusqu’au bout des ongles, par son esprit, son savoir, son corps tout en tension, mû par la passion de la musique. Elle en impose aux journalistes musicaux, à ses confrères, à ses élèves, ses assistantes et à ses amours. Dans un plan séquence d’une maîtrise absolue, face à Adam Gopnik, le critique d’art dans son propre rôle, Cate mène un débat théorique, un combat devrait-on dire, qu’elle gagne. Toujours dans des plans d’une rare lenteur, lors d’un affrontement avec l’un de ses étudiants, elle l’humilie car il refuse de jouer du Bach sous prétexte qu’il était misogyne. Et comment, dans un restaurant, elle exprime ses opinions pleine de condescendance pour l’un de ses éminents confrères. Todd Field en profite ici pour questionner la culture de l’effacement, les réseaux sociaux et les effets de l’environnement numérique. C’est d’ailleurs à travers l’écran d’un téléphone portable avec sa succession de courts messages que s’ouvre le générique. 

Tout au long du film, la puissance de Cate/Lydia, sa force, son ego explosent littéralement. Lorsqu’elle dirige l’orchestre, ses bras, son corps frappent l’espace avec une violence inouïe. Sa volonté l’emporte lorsqu’il s’agit d’imposer à l’orchestre l’oeuvre qu’elle entend faire jouer. Son agressivité encore se répand dans les insultes qu’elle adresse à l’une des camarades d’école de sa fille, ou lorsqu’elle claque la porte à sa voisine.

Mais derrière cette hubris, des signes de fragilité se laissent deviner. Todd Field injecte par-ci par-là des images fantastiques et inquiétantes. Tár ne dort plus, elle fait des cauchemars, elle entend des bruits étranges, elle frise la divagation grotesque et bruyante en jouant de l’accordéon alors qu’on vient lui annoncer qu’elle doit libérer l’appartement qu’elle occupe.

En effet des rumeurs circulent sur le suicide d’une de ses anciennes élèves qu’elle aurait harcelée. Elle se sent traquée et exige que son équivoque assistante (merveilleuse Noémie Merlant) efface tous les SMS de son portable, ce qu’elle ne fait pas, comme une riposte au refus de Cate de l’engager dans l’orchestre. La paranoïa de Cate ne cesse d’empirer. Elle frise la démence, tout en manifestant farouchement sa supériorité artistique. Cette schizophrénie se déchaînera dans une séquence d’une fureur extrême. Alors qu’elle s’apprête à entrer sur la scène pour diriger l’orchestre, son visage en devient monstrueux tant il concentre colère et arrogance. C’est à ce moment paroxystique que Cate va véritablement « disjoncter » et rouer de coups avec une sauvagerie incroyable, son confrère venu la remplacer.  Point final, c’est la chute, exit la star. Immédiatement après ce naufrage, le montage de Todd Field nous emmène en Asie. Un plan calme et serein nous montre Cate, seule et apaisée se préparant pour diriger la musique d’un jeu vidéo devant des cosplayeurs. Est-ce une punition qui lui est ainsi infligée ? Une humiliation ? Elle n’en a cure. Elle fait son travail avec autant d’exigence et de détermination que s’il s’agissait d’un concert à la Philharmonie de Berlin et avec son inébranlable passion pour la musique. Une rédemption. Merci monsieur Field pour ce si puissant chef-d’oeuvre.

TÁR
Todd Field
USA- Allemagne, 2022
Avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss, Mark Strong, Julian Glover
En salles depuis le 25 janvier 2023

Disponible en DVD et Blu-ray

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« Loin du paradis » : Une femme libre

8 novembre 2022


Photo : AlloCiné

Quelle femme modèle, quelle maitresse de maison exemplaire, quelle mère de famille, élégante et dévouée que cette Cathy Whitaker (parfaite Julianne Moore). Mais jusqu’à quand ? Comment cette image du bonheur façon American Way of Life va se fracturer face à l’hypocrisie et aux conventions sociales. C’est la lente métamorphose de cette femme que Todd Haynes nous dévoile, étape par étape, dans ce magnifique, subtil et émouvant Loin du paradis. Fin des années 1950, Cathy Whitaker vit avec son mari Frank (Dennis Quaid) homme d’affaires respecté et ses deux enfants dans une splendide villa entourée de son jardin fleuri. Elle est interviewée par la gazette locale comme l’admirable maîtresse de maison qu’elle est. La vie semble ainsi s’écouler dans une harmonie et un bonheur sans égal dans un cadre résidentiel merveilleux. On est ébloui par l’éclat des couleurs. Le rouge, l’ocre, l’oranger, sont de tous les plans. Cathy et ses amies dans le jardin, échangent des propos intimes et portent d’élégantes robes rouges et oranges comme sorties d’un défilé de mode haute couture. Les érables éclatants et l’ocre des feuilles mortes de l’automne envahissent l’écran. Est-ce l’annonce d’une fin prochaine, la fin de l’insouciance ? La musique composée par Elmer Bernstein semble le confirmer et vient ponctuer les étapes de l’effritement de ce bonheur apparent.

Voici que Cathy découvre que son mari est homosexuel. Elle essaye bien de l’aider à se défaire de cette « maladie », sans succès. Frank poursuivra sa route, en butte aux préjugés homophobes caractéristiques de ces années là. Cathy, elle, se résigne.

Mais elle ne se laissera pas aller ! Elle ira se réconforter auprès de Raymond (Dennis Heysbert) son jardinier, un noir, un homme affable et cultivé. Lorsque se promenant dans son jardin, Cathy perd son foulard mauve, emporté par le vent, c’est Raymond qui le lui rend. Dans ce plan d’une grande délicatesse, on voit poindre entre les deux personnages, le début d’un sentiment amoureux. Leurs rencontres se poursuivront. On les voit ensemble lors d’une exposition dans une galerie admirant une toile de Miró. Ils dinent dans un restaurant dont la clientèle est exclusivement noire. Les préjugés sont là encore présents. La caméra filme en travelling le public du restaurant, incrédule, face à ce qui pourrait être une provocation. Mais c’est la ville entière qui exprime sa désapprobation. Des regards hypocrites, de haine retenue se portent sur eux dans des plans qui attestent le racisme de toute la société. Même la meilleure amie de Cathy lui claque la porte au nez, comme une métaphore de toute la lâcheté de la population.

C’est d’ailleurs dans des relations binaires que se structurent les deux axes du film. Cathy et Raymond comme pôle qui coagule le racisme, Cathy et Frank comme pivot autour duquel l’homophobie s’exprime. C’est dans l’impossibilité de tenir la dualité de ces liens, dans la souffrance nécessaire de leur rupture que Cathy largue les amarres et devient une femme libre, pour un nouveau départ. Pour un nouveau printemps, comme les fleurs blanches du dernier plan le suggèrent.

Loin du paradis
Todd Haynes

USA/France – 2002
Avec Julianne Moore, Dennis Haysbert, Dennis Quaid
Musique : Elmer Bernstein
Disponible en DVD et Blu-ray

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À la recherche de Garbo : Une quête de soi

2 novembre 2022


Photo : Freakin’ Geek

Dans À la recherche de Garbo, tourné en 1984, Sidney Lumet raconte l’histoire d’Estelle (la toujours magnifique Anne Bancroft), une femme battante, engagée dans tous les combats pour la justice et le droit. Ne la voit-on pas faire la leçon à des ouvriers sur un chantier, inciter une infirmière à se syndiquer et même être emprisonnée ? Mais en même temps, elle est envahie par un amour fou pour Greta Garbo qui a nourri son imaginaire tout au long de sa vie. 

Un jour, elle apprend qu’elle est atteinte d’une tumeur au cerveau et que ses jours sont comptés. Son dernier voeu avant de mourir, c’est de rencontrer la star de ses rêves. Et c’est ce qu’elle demande avec insistance à son fils Gilbert (Ron Silver) qui va tout faire pour exaucer son voeu.

Dans la chambre d’hôpital, lorsque Garbo, toujours filmée de dos, vient enfin lui rendre visite, dans des sanglots d’une intense émotion, Estelle lui raconte sa vie ponctuée de ses rencontres imaginaires avec la Divine. Le visage d’Estelle, filmé de face et le dos de Garbo en premier plan semblent fusionner pour former un continuum entre les deux personnages, un peu comme Le baiser d’Edvard Munch ou celui de Gustav Klimt. C’est face à cet imaginaire idéalisé qu’Estelle s’éteint. Elle ne passe pas de la vie à la mort, mais du rêve d’une vie à sa disparition. Elle devient Garbo.

Le plan suivant s’ouvre sur la chambre d’hôpital, vide, lit replié, Gilbert ramassant les dernières affaires de sa mère. Evaporée, comme l’est Greta Garbo, que reste-t-il d’Estelle ? Où sont passés son militantisme, ses coups de gueule, ses luttes contre l’injustice ? C’est justement ce qu’elle transmet à son fils lorsqu’elle lui demande vouloir rencontrer Greta Garbo avant de mourir, la Garbo de ses rêves dans lesquels elle se retranchait pour échapper aux injustices du monde. Voici Gilbert donc, prénommé ainsi en hommage à John Gilbert, le partenaire de la Divine dans plusieurs films, chargé de l’impossible mission de retrouver Greta Garbo. Tout au long de situations des plus rocambolesques, il passe de son statut de simple petit comptable timide au digne fils de sa mère, capable de relever les défis qui s’imposent à lui. L’humour traverse aussi ses expéditions. Son patron lui fait la leçon comme à un petit écolier, il se fait éjecter par un majordome lorsqu’il tente de livrer des colis à Garbo ou se retrouve tout habillé dans l’eau essayant de rejoindre l’hydravion qui emmène Garbo vers quelque destination. Mais l’aventure endurcit. Il quitte sa femme qui ne cessait de le houspiller, il donne sa démission en injuriant son patron…

Au terme de leur parcours, les personnages se retrouvent eux-mêmes, comme dans une introspection dynamique. Estelle, avant de mourir emporte avec elle les rêves de toute une vie irriguée par la magie du cinéma. Gilbert, en réussissant sa mission, s’approprie l’héritage de sa mère et est prêt a affronter, comme elle le faisait, les adversités et les incertitudes de la vie… Et Garbo, comme toujours, invisible et inatteignable. Des destinées, filmées au plus près de leur personnalité dans ce qu’elles ont de plus profond en elles, dans leur quête de soi. Emotion, humanité, légèreté et humour… tout l’art de Sydney Lumet est ici remarquable.

À la recherche de Garbo
Sydney Lumet
USA – 1984
Avec Anne Bancroft et Ron Silver
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Le troisième homme » : La force de l’absence

11 septembre 2022


Photo : AlloCiné

Depuis sa sortie en 1949, Le troisième homme de Carol Reed a toujours été considéré partout et par tous comme un chef-d’oeuvre, un sommet du cinéma. Eh bien oui, Le troisième homme est un chef-d’oeuvre, un archétype du film noir. Le scénario, construit à partir du roman de Graham Green, est d’une limpidité exemplaire. L’écrivain américain Holly Martins (Joseph Cotten) est invité à venir à Vienne pour travailler avec son ancien ami Harry Lime (Orson Welles). Sitôt arrivé, il apprend que son ami est mort dans un accident de voiture. On suspecte Harry Lime d’avoir eu des activités criminelles. L’écrivain veut comprendre et mène l’enquête aidé du Major Calloway (Trevor Howard). La mise en scène magnifique de Carol Reed déploie l’intrigue dans la Vienne occupée de l’après-guerre, dévastée et en ruines. 

Plus qu’un décor, la ville est au coeur du film. Elle donne du sens et de la puissance aux scènes où se déroule l’action. La tristesse des rues froides, faiblement éclairées avec ses pavés luisants est en phase avec la psychologie des personnages. Les romans de Holly sont médiocres et n’ont pas un grand succès, tout comme les conférences sur la littérature qu’on lui demande de faire. C’est un « looser », angoissé, indécis et dépassé par les événements. Son anxiété est soulignée par les images en pénombre de la ville, filmée par une succession de plans obliques. Quant à Harry, c’est un être indifférent à la souffrance des autres, cynique, dominateur et habité par le mal. Recherché par Holly et le Major Calloway, sa présence dans le film est d’une fantastique étrangeté. C’est surtout son absence de l’écran qui assure en quelque sorte sa présence. Le spectateur est envahi par cette absence et attend avec impatience son apparition. Et celle-ci se manifeste dans cet extraordinaire plan où un chat miaule collé aux chaussures d’un homme caché sous un porche. À cet instant le visage souriant d’Orson Welles apparait en gros plan et en pleine lumière, puis disparait laissant Holly désemparé mais convaincu que Harry est toujours vivant. 

Plus tard, la présence de Harry se manifeste à nouveau, éclatante de force et d’autorité cette fois, lorsqu’il rejoint Holly dans la grande roue du Prater. C’est alors que l’écrivain comprend que Harry est un criminel. Il est prêt à collaborer avec Calloway et le trahir. La fin du film est un sommet de mise en scène expressionniste que l’on doit au chef opérateur Robert Krasker. Holly et les militaires se lancent à la poursuite de Harry. Sa silhouette et son ombre se découpent et se projettent dans les tunnels des égouts, obligeant le spectateur à concentrer son regard et son attention sur lui. Quelle extraordinaire séquence, d’ombres et de lumières, de contrastes, de plongées et de contre-plongées, de plans saccadés, d’échos de pas ! Et cette musique, universellement connue, lancinante, qui ponctue toutes les scènes majeures du film pour en souligner leur noirceur. Les notes de cithare s’égrènent comme en contradiction avec le rythme effréné de la course-poursuite finale. Le coup de feu de Holly claque. L’ombre massive de Harry s’effondre. L’absence devient présence… dans la mort. Au sortir du cimetière, dans un très long plan final, Holly attend qu’Anna (Alida Valli), l’ancienne maitresse de Harry dont il est amoureux, vienne le rejoindre. Mais non, Anna, fière, passe devant lui, sans un regard. L’effondrement moral du malheureux Holly, lui, est sans fin ! 

Nous avions dit : un chef-d’oeuvre ? Oui, assurément.

Carol Reed
Grande Bretagne/USA – 1949
Avec Joseph Cotten, Orson Welles, Alida Valli, et Trevor Howard
Disponible en DVD et Blu-ray

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