« Les faussaires de Manhattan » : Du rififi chez les libraires

26 août 2019


Photo : Créteil Le Palais

L’intelligence au service de la fraude ? Non. Mais l’intelligence au service du cinéma, et quel cinéma ! Une pépite de subtilité et de délicatesse. Tel est le film de Marielle Heller. C’est l’histoire d’une ancienne auteure à succès de 50 ans, Lee Israel (formidable Melissa McCarthy), aujourd’hui fauchée et dépassée. Pour se remplumer, elle commence à imiter le style de grands romanciers. Avec son confrère Jack, le très British Richard Grant, elle rédige des lettres échangées entre écrivains célèbres et les vend aux collectionneurs. Toujours un verre de whisky à la main, attachée à son chat, elle fait monter les enchères et accumule ainsi quelques milliers de dollars. Nos deux acolytes nous entrainent dans un merveilleux New York jazzy, la nuit ou sous la neige, où tout respire la culture, les arts et la littérature. Les librairies de Greenwich Village ponctuent leurs aventures. On y découvre des relations pas toujours vertueuses entre les collectionneurs et les libraires. Mais où est la vertu, là où règne nos deux contrefacteurs de génie. Lee Israel mène sa barque avec désinvolture, impertinence et humour et bien que hors la loi et coupable, elle assure avec dignité sa responsabilité, car elle estimait qu’elle était meilleure que les écrivains qu’elle imitait. On s’attache facilement à ce personnage plein de contrastes, alcoolique et négligée, mais déterminée dans son entreprise. Nous l’accompagnons sur son chemin de croix, vers sa rédemption. Condamnée, mais fière d’avoir surmonté ses blessures, elle est enfin reconnue comme un grand écrivain. Décidément, ces faussaires nous offrent un film bien sympathique.

Les faussaires
Marielle Heller

USA – 2019
En salles depuis le 31 juillet 2019
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Nevada » : Un combat pour la liberté

10 juillet 2019


Photo : Newestern

Premier long métrage de Laure de Clermont-Tonnerre, Nevada est certes un film carcéral ou peut-être même un western. Mais c’est surtout un film sur la liberté, sur la «difficile liberté» comme dirait le philosophe Emmanuel Levinas. Voici un prisonnier, incarcéré depuis de nombreuses années, transféré contre sa volonté, dans une prison du Nevada où il est obligé de suivre un programme de réhabilitation sociale. Ainsi, en dressant des chevaux sauvages, notre héros Roman Coleman, interprété magnifiquement par Matthias Schoenaerts, pourrait sortir du système carcéral et retrouver peut-être la liberté. Mais, pour Roman, brute colérique, toujours prêt à exploser, la socialisation progresse lentement. Des liens affectifs vont cependant peu à peu se tisser entre Roman et le vieux patron de l’enclos, interprété par un Bruce Dern espiègle. Et avec son cheval sauvage aussi. Roman doit le dresser avant qu’il ne soit vendu aux enchères. Tous deux finissent par s’apprivoiser, se parler et finalement se libérer mutuellement : libéré de sa solitude et de son mutisme pour Roman, de son destin mortifère pour le mustang. Dans une séquence finale, d’une intensité dramatique admirable, Roman libère son cheval tout en sacrifiant sa propre liberté, puisque le programme de réinsertion n’aura pas fonctionné pour lui. C’est bien un film sur le combat pour la liberté. Le mustang, qui subrepticement vient pour ainsi dire «faire un adieu» à Roman, retrouvera-t-il les grands espaces westerniens ou sera-t-il à nouveau capturé ? Roman, à nouveau derrière les barreaux, connaitra-t-il la rédemption et la paix intérieure ? Au-delà du film carcéral et de la diélectique de l’évasion/enfermement, Laure de Clermont-Tonnerre nous montre une Amérique où les rapports aux hommes, à l’espace, aux animaux se déroulent souvent dans une relative douceur, une certaine harmonie. Les milliers de chevaux sauvages galopent en liberté dans les grandes plaines de l’Ouest, les prisonniers sortent de derrière leurs barreaux pour entrer en résonance avec leurs chevaux, avec l’espoir d’une réinsertion sociale. Même la vente aux enchères au cours de laquelle les mustangs une fois dressés sont vendus, laisse transparaitre une certaine émotion lorsque les détenus et les acheteurs chantent à l’unisson l’hymne américain, main sur le coeur. Laure de Clermont-Tonnerre livre ici un film consensuel, absent de tout manicheïsme et où seuls règnent l’espoir et le refus des instincts et des pulsions de mort.

Nevada
Laure de Clermont-Tonnerre

USA – 2019
En salles depuis le 19 juin 2019
Disponible en DVD et Blu-ray

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Aretha Franklin : « Amazing Grace »

17 juin 2019


Photo AlloCiné

Mon Dieu, quel film pourrait-on dire de ce « gospel live » chanté par une Aretha Franklin au bord de l’extase. Qui aurait pu penser qu’un simple petit documentaire tourné avec des moyens de fortune dans une petite église de Los Angeles puisse être aussi jubilatoire. Ce concert quasi-amateur laisse voir les à-côtés de l’enregistrement, avec humour et bonhomie. Voici le révérend Cleveland de l’église baptiste dans laquelle se déroule le concert – excellent pianiste et chanteur au demeurant – intervenant à tout moment. Voici Sydney Pollack avec son appareil photo traversant le champ sans se soucier de la présence de la caméra. Les câbles et micros trainent partout. Voici encore le révérend balançant des mouchoirs à la cantonade. Ou bien encore le père d’Aretha épongeant le visage baigné de sueur de sa fille tandis que sa voix s’élève au plus haut degré de spiritualité. Avec le révérend Cleveland, avec les musiciens, avec les choristes et leur fascinant chef de chœur, le chant incandescent d’Aretha transcende les enjeux techniques du tournage, pour emmener les fidèles de l’église – et nous avec eux – vers une joie infinie. Même les spectateurs de la salle de cinéma où était projeté le film ne cessaient de battre des mains avec fougue et enthousiasme, du jamais vu ! Les débordements et l’exaltation que les gospels d’Aretha soulèvent dans l’assistance sont en quelque sorte l’expression de la libération de la communauté afro-américaine. Car il ne faut pas oublier que le concert se déroule dans une église de Watts, là où précisément eurent lieu les explosions de violence en 1965. Et 1972 n’est pas bien loin des victoires obtenues par le mouvement des droits civiques. Finalement, cet extraordinaire concert n’est pas vraiment un film, c’est un chant envoutant, une « Amazing Grace ».

Amazing Grace
D’Allan Elliot et Sydney Pollack

USA 1972
Depuis le 5 juin 2019 en salles
Disponible en DVD à partir d’août 2019

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« Casablanca » : La porte de la liberté

4 juin 2019


Photo AlloCiné

C’est en 1942 que Michael Curtiz a réalisé Casablanca. L’action se situe pendant la seconde guerre mondiale à Casablanca au Maroc, contrôlé par le gouvernement de Vichy. Le héros Rick (Humphrey Bogart) est propriétaire du Rick’s Café Américain. Cynique et désenchanté, il est confronté à des sentiments contradictoires. Il veut faire croire qu’il ne s’intéresse qu’à ses affaires et que les ravages de la guerre ne le concernent pas. Il est toujours épris d’Ilsa (Ingrid Bergman) qu’il a connu jadis à Paris. Mais il va faire tout son possible pour aider le leader de la résistance tchèque, Victor Laszlo, l’époux d’Ilsa, à fuir pour les États-Unis. Rick privilégie ainsi son engagement contre l’Allemagne en sacrifiant ses sentiments pour la femme qu’il aime. C’est à Casablanca, en effet, que convergent les réfugiés fuyant l’Europe hitlérienne, dans l’espoir d’atteindre les États-Unis. Si l’Amérique avait été la Terre promise des premiers pionniers, lors de la Seconde Guerre mondiale, elle fait figure de terre de liberté et de salut.
Ce suspens, cette recherche romantique de liberté rendent le film particulièrement attachant. Les dialogues y sont éblouissants. Le « Play it again, Sam » (en réalité Play it once, Sam) d’Ingrid Bergman s’adressant au pianiste, lorsqu’il interprète As Time Goes By, nous plonge dans un fort sentiment nostalgique. Les acteurs sont tous excellents. Le jeu du couple Bogart/Bergman remporte l’adhésion tant il est profond et émouvant, malgré les critiques que le film suscita dès l’écriture du scénario. L’organisation de régulation cinématographique (le Code Hays), oh combien conservatrice et pudibonde et son patron, Joseph Breen, avaient alors refusé que l’on suggère que le capitaine Renault (l’officier de police représentant le gouvernement français, interprété par Claude Rains) puisse profiter de sa position dominante (il est en effet le seul à pouvoir délivrer des visas pour les États-Unis) pour séduire des femmes. Joseph Breen propose alors des modifications, notamment que l’adultère (d’Ilsa avec Rick) soit justifié en précisant qu’Ilsa croyait que son mari Victor était mort au combat. Breen faisait d’ailleurs une fixation sur l’adultère. Chaque fois qu’un film l’évoquait, il exigeait qu’il soit condamné et puni. Finalement, les scènes que Breen voulait supprimer dans Casablanca, resteront – heureusement – toujours présentes dans le film.
On vibre de patriotisme lorsque les clients et soldats français présents au Rick’s Café, entonnent La Marseillaise pour couvrir les chants des officiers nazis. On jubile de joie lorsque Rick arrive à doubler le capitaine Renault – en lui pointant une arme – et que Victor Laszlo et sa femme embarquent juste à temps dans l’avion qui les emmène vers les États-Unis et la liberté. L’officier nazi qui tente d’empêcher l’avion de décoller est abattu par Rick. Le capitaine Renault, couvre alors Rick en demandant à son équipe d’arrêter les « suspects habituels ». C’est alors que Rick, dans une des plus belles répliques du film dit au capitaine Renault : « Louis, je crois que ceci est le début d’une merveilleuse amitié ». Tous deux décident de quitter Casablanca pour rejoindre les Forces françaises libres à Brazzaville. Casablanca, un film qui n’a pas pris une seule ride, un chef-d’œuvre !

Casablanca
De Michael Curtiz
USA 1942
Avec Humphrey Bogart, Ingrid Bergman et Claude Rains
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Manhattan Chaos » de Michaël Mention : Jazz en enfer

5 mai 2019

Miles Davis est dans sa chambre, déprimé, abattu, rongé par la drogue. Il n’a pas touché sa trompette depuis deux ans. Nous sommes le 13 juillet 1977. C’est la canicule et une énorme panne d’électricité plonge New York dans l’obscurité la plus totale. En manque d’héroïne, Miles Davis prend le risque de s’aventurer dans la ville en butte à la panique, aux émeutes et aux pillages. Il nous emmène avec lui, au sens propre du terme, dans un voyage cauchemardesque, halluciné, angoissant à travers les quartiers de New York mais aussi dans son passé. Parce qu’il est noir, caché par sa capuche et dévasté par son addiction, personne ne le reconnait. Il est agressé, insulté, poursuivi, boxé, traqué. Par les Black Panthers, le Klu Klux Klan, les punks, les dealers, des militants nazis à croix gammée, des satanistes, la police… Il se retrouve même dans la voiture du Fils de Sam, un tueur en série, qui rode dans New York. Il est propulsé au milieu de manifestants qui fêtent l’indépendance, de rixes racistes, de combats entre catholiques et protestants, de la Guerre civile et la fin de l’esclavage, du Jeudi Noir de la crise de 1929… et à chaque fois il est sur le point de mourir.
Le style de Michaël Mention, brut, violent, à couper au couteau, rythmé comme une improvisation de jazz, syncopé comme le Blue Rondo à la Turk chanté par Claude Nougaro, nous entraîne dans cette folle course suffocante et terrifiante. Dans chacune de ses étapes, Miles Davis est accompagné par un personnage étrange, John, qui ne cesse d’inciter le jazzman à reprendre sa trompette et sa carrière sur le champ, sans quoi il périra. C’est d’ailleurs John qui le « téléporte »  d’un lieu à l’autre et d’une époque à l’autre.  C’est lui aussi, qui d’une certaine façon l’aide à sortir des situations mortifères dans lesquelles il s’est jeté. John est-il un personnage placé là par Michaël Mention pour accentuer la dimension fantastique de son roman ? N’est-il pas aussi le double de Miles Davis, son sur-moi en quelque sorte qui le pousse à sortir de sa déprime et à reprendre sa trompette ? Et d’ailleurs, l’auteur ne manque pas de parsemer son récit d’images fugaces et fulgurantes qui traversent l’esprit de Miles. Des images de jazz qui arriveraient comme des riffs au beau milieu d’une série de chorus. Il évoque la mort de ses complices : Bird, « qui était le meilleur », Lester, Fats, Duke…. Il croise « les clones de d’Elton Jones et de Donna Summer ». John lui rappelle son extraordinaire swing dans Round About Midnight. Il se revoie sur scène, réservé et timide, dans son « costard trop grand à 47 dollars » jouant derrière Charlie Parker, 52nd Street, avec, Thad (Jones) au piano et Max (Roach) à la batterie…
Oui, le livre de Michaël Mention est bien un livre musical, un be-bop littéraire étourdissant ponctué des accents de la trompette de Miles ou  de Dizzy et du saxo de Bird. À lire et à « écouter. »

Manhattan Chaos
de Michaël Mention
Éditions 10/18 – 2018

[1] A la question d’un journaliste en 1960 : « Où va le jazz ? », Thelonious Monk répondit : « Peut-être va-t-il tout droit en enfer. »

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« Ragtime », l’Amérique des hauts et des bas

5 avril 2019


Photo AlloCiné

Milos Forman dépeint dans Ragtime une gigantesque fresque de l’Amérique de la Belle époque au début du XXème siècle : un monument du même calibre qu’Autant en emporte le vent.
Dans cette toile qui forme une sorte de « mural » façon Diego Rivera, quatre histoires s’entrecroisent ou plutôt tournent autour d’un pivot central : la maison d’une famille d’industriels ayant fait fortune dans la fabrication de feux d’artifice. Une famille de Blancs, tout ce qu’il y a de plus convenable, qui vit dans la ville provinciale de New Rochelle, image archétypique de l’Amérique profonde. Le jeune frère de la famille (Brad Dourif) assiste à l’assassinat de l’architecte Stanford White (interprété par l’écrivain Norman Mailer) par un riche homme d’affaires. Celui-ci avait eu le tort d’élever une statue d’une ex-amante posant nue, la danseuse Evelyn Nesbit (Elizabeth McGovern), désormais épouse du meurtrier jaloux. Lors du procès, Milos Forman porte un regard féroce sur une certaine Amérique, celle de la haute bourgeoisie industrielle et politique où les assassinats sont monnaie courante et où la justice est au service des puissants. On y voit comment elle essaye de manipuler la jeune danseuse, à coups de millions de dollars, pour qu’elle accepte d’accuser son mari. Finalement elle se retrouve bernée, malgré les conseils de Brad Dourif qui est devenu son amant.
Cette famille de New Rochelle est le point de départ de l’histoire qui occupe la plus grande place dans le film. Elle accueille une jeune Noire et son bébé abandonnés par le pianiste de jazz Coalhouse Walker Jr. Celui-ci refait surface après avoir réussi sa carrière et gagné beaucoup d’argent. Le film prend alors une tournure tragi-comique. Walker voit sa nouvelle voiture rutilante, la fameuse Ford T, souillée et détériorée par une brigade de pompiers Blancs racistes. Il demande réparation et exige que le chef des pompiers soit jugé et condamné. Mais évidemment, personne n’en tient compte. Il est en bute au racisme et à la discrimination de la machine bureaucratique que Milos Forman raille avec un art consommé de la mise en scène. Le cinéaste sait de quoi il parle, lui qui a connu le pouvoir humiliant de la Tchécoslovaquie communiste. Walker passe alors de la résistance à la violence. Il prend les armes et avec des complices, s’apprête à faire sauter la bibliothèque de la ville dans laquelle il s’est retranché. De plus, sa fiancée, venue demander justice devant le vice-président des États-Unis, sera battue à mort par un policier. Commence une rocambolesque confrontation entre Walker et les forces de police, dirigées par leur chef Waldo, autoritaire, plus ou moins respectueux des lois, un rien sarcastique et plein d’humour. (Waldo est ici interprété par James Cagney qui fait son retour à l’écran à 82 ans). On voit alors arriver dans la bibliothèque truffée de bombes, une importante personnalité modérée de la communauté Noire, qui pourrait bien évoquer la figure de Martin Luther King. On voit aussi l’industriel chef de famille de New Rochelle se proposer comme otage pour faire revenir Walker à la raison et l’amener à se rendre. Situation loufoque où Brad Dourif – qui avait pris fait et cause pour Walker – grimé en Noir et cagoulé, revolver à la main, fait face à son beau-frère. Cet industriel, qui au début du film laissait deviner ses sentiments racistes et qui par la suite manifestait sa sympathie pour Walker, se fait littéralement expulser de la bibliothèque et s’en retourne penaud et impuissant. La loi vaincra.
Mais Milos Forman n’oublie pas d’imbriquer dans son film une autre histoire qu’il connait bien lui-même, celle de l’émigration. Il décrit de façon quasi ethnologique, avec un souci constant de la reconstitution, la vie des immigrés juifs d’Europe centrale venus s’installer dans le Bronx ou dans le Lower East Side de Manhattan, où ils forment une communauté pauvre, souvent opprimée, mais avide de s’intégrer à la nation américaine. C’est particulièrement le cas de ce juif barbu dénommé Tateh, ne sachant pas encore parler l’anglais, qui vend sur le marché ses créations de premiers dessins animés. Mais voilà qu’il séduit la femme du riche industriel, se fait reconnaitre comme artiste et finit par devenir cinéaste à Hollywood.
À travers la succession d’événements, les rapports entre les différentes communautés, la diversité de figures et personnages emblématiques, Milos Forman livrait en 1981 ce chef-d’œuvre, où il montrait de façon magistrale comment les fondements sur lesquels l’Amérique s’est forgée sont encore présents aujourd’hui.

Ragtime
De Milos Forman
USA 1981

Avec Howard E. Rollins, James Olson, James Cagney, Brad Dourif, Eizabeth McGovern, Mandy Patinkin, Norman Mailer, Mary Steenburgen
En salle depuis le 20 mars 2019
Disponible en double DVD ou double Blu-ray avec un livret de 32 pages

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« La chute de l’Empire Américain » : Comment voler tout l’argent du monde

25 février 2019


Photo: elephantcinemaquebec

Dans cette comédie-polar, Denys Arcand nous dévoile la face sombre du monde capitaliste, gangrené par l’argent sale, dont les effets dévastateurs n’épargnent rien ni personne. Un jeune doctorant en philosophie, Pierre-Paul, chauffeur-livreur dans une société de messagerie et bénévole dans une organisation d’aide aux sans-logis (les itinérants comme les appellent les Canadiens), se retrouve, sans le vouloir, à la tête d’un magot de plusieurs millions de dollars. Produits de la guerre des gangs et de toutes sortes de trafics interlopes, ces millions vont bousculer le quotidien de Pierre-Paul, cet homme philosophe, charitable et un peu désabusé de la vie. Après tout, pourquoi ne pas profiter de cet argent qui arrange bien les choses. Notre jeune ex-vertueux va alors s’entourer d’une équipe improbable de pieds nickelés pour essayer de faire disparaître le magot : une escort-girl de luxe, Aspasie, du nom de l’hétaïre grecque, compagne de Périclès puis de Socrate, un ancien taulard ayant suivi des cours « d’évasion fiscale », un avocat influent et débrouillard, apparemment au-dessus de tout soupçon et ex-amant d’Aspasie.
Et voici que le film s’élance dans un jeu de massacre sans concession, avec un humour ravageur. Tout y est, tout y passe : la corruption, la prostitution, des médecins cupides, la torture, l’évasion fiscale, le système judiciaire… et même la police, incapable de mettre la main sur les malfaiteurs et de retrouver l’argent disparu, avec à sa tête un policier désillusionné au bord de la dépression nerveuse. C’est une Amérique rongée par l’argent que Denys Arcand nous dépeint. L’argent permet tout. Il contrôle le monde et circule d’un système financier délétère à un autre, sans entrave d’aucune sorte. Et c’est ce grand avocat roublard, qui de son bureau luxueux tel un grand patron d’industrie respectable, dicte à ses correspondants les transferts d’argent qu’il y a lieu d’effectuer de Montréal aux Seychelles, puis à Londres et enfin en Suisse, au nez et à la barbe de la justice. C’est ce même avocat qui, avec une ironie décapante, répond au policier qui lui reprochait des fuites de capitaux vers des paradis fiscaux : « il n’y a pas de paradis sur terre. »
Ces capitalistes amateurs, nouveaux Robin des Bois d’aujourd’hui, Denys Arcand nous les rend bien sympathiques et les « itinérants » ne sauront trop comment les remercier de leur aide. Ne voit-on pas cet itinérant, ami de Pierre-Paul pleurer d’émotion en découvrant l’appartement que ce dernier lui offre. Un appartement neuf avec télévision et eau courante, tout ce dont il rêvait. L’humour et le suspens qui se déploient tout au long du film font des héros de cette aventure des personnages éminemment attachants, et faisant le bien malgré leur comportement moralement limite. L’on se prend à imaginer avec eux qu’ils pourront échapper à la police et poursuivre leurs actions charitables. Un film drôle et féroce.

La chute de l’Empire Américain
Denys Arcand
Québec – 2018
Disponible en DVD et Blu-ray
En salles depuis le 20 février 2019

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« La Mule » : Un passeur de charme

31 janvier 2019


Photo : RTBF

Le film de Clint Eastwood avec Clint Eastwood lui-même dans le rôle d’Earl Stone est un régal pour les yeux et pour les oreilles. Le film s’inspire de l’histoire véridique d’un homme de 87 ans – Leo Sharp – condamné à trois ans de prison pour avoir transporté une cargaison de cocaïne dans les années 1990. Clint Eastwood en fait une « mule », un coursier en quelque sorte, qui transporte dans son pick-up des cargaisons de cocaïne du Nouveau Mexique à Chicago. Il se retrouve ainsi au service d’un cartel de la drogue mexicain, qui le choisit précisément parce qu’il est vieux et qu’il a toujours conduit très prudemment, pouvant de la sorte passer inaperçu. Earl est un ancien horticulteur ruiné par le développement des achats sur Internet. Pour se refaire, il accepte d’accomplir ces missions, sans trop se poser de questions morales. Au fur et à mesure de ses va et vient, il accumule une petite fortune avec laquelle il fait du bien autour de lui : sa famille, qu’il a toujours négligée ; l’amicale des vétérans de la Deuxième guerre mondiale, dont le club tombait en ruines ; un couple d’automobilistes Noirs, en panne sur la route…

Au-delà du côté plaisant, joyeux et charmant du film ; au-delà du jeu cabotin, facétieux et sympathique de Clint Eastwood ; au-delà de l’humour qui ponctue presque tous les plans, le film se déroule selon une structure tripartite : 1. Les « courses » à travers le territoire américain, immense, varié et lumineux, d’Earl avec sa cargaison dangereuse. 2. La chasse au cartel de la drogue – et à Earl lui-même – par la police de Chicago. 3. La famille d’Earl, sa femme, sa fille et sa petite fille.

Ces trois séquences semblent a priori diverger, s’éloigner l’une de l’autre par un traitement elliptique, créant une sorte de vide autour de chacune. Ce qui d’ailleurs favorise le suspens. Earl va-t-il tomber dans les pièges qui ne manqueront pas de se mettre sur sa route ? Comme lorsqu’il offre deux grands bidons de pop-corn à un ranger venu contrôler son pick-up ; qu’il met vite de la crème sur ses mains et vient caresser un chien renifleur qui s’approchait du coffre du pick-up ; ou encore lorsqu’il entame une discussion dans un restaurant, sur la nécessité morale de s’occuper de sa famille, avec… le policier qui ne se doute pas qu’il a affaire à l’homme qu’il recherche ! Earl arrive ainsi à déjouer tous les pièges qui lui sont tendus et nous entraîne dans des éclats de rire pour notre plus grand plaisir et pour celui de Clint Eastwood lui-même. Et la police, précisément, arrivera-t-elle à mettre la main sur les criminels ? Ses maladresses, ses ratés, les fausses-pistes qu’elle prend… là encore nous enchantent. Enfin Earl, sa femme, sa fille et sa petite fille finiront-ils par se rabibocher ? Dans une rédemption familiale en quelque sorte ?

Le mouvement centrifuge de la première partie du film va peu à peu s’inverser en mouvement centripète. Les trois séquences vont se rapprocher et ne faire plus qu’une lors du procès d’Earl. Tous sont là : Earl, digne et assumant sa culpabilité ; sa petite fille et sa fille l’entourant et lui promettant d’aller lui rendre visite en prison ; la police et tous les pontes de la DEA (Drug Enforcement Administration) enfin, respectueux.

Un film serein, paisible, spirituel comme le donne à voir le jeu de Clint Eastwood. Un film bercé par les anciennes chansons country qu’Earl fredonne tout au long de ses randonnées. Sans oublier la voix chaude de Dean Martin, s’échappant de l’autoradio, qui nous émeut. Une atmosphère que Woody Allen ne saurait désapprouver.

La Mule
De et avec Clint Eastwood
USA 2018
En salle depuis le 23 janvier 2019
Disponible en Blu-ray et DVD

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« Green Book, sur les routes du Sud » : rencontre avec l’Autre

28 janvier 2019


Photo AlloCiné

Le film de Peter Farrelly décrit la rencontre improbable entre deux personnages qui n’auraient jamais pu se croiser. Par une succession de hasards, Tony Lip (Viggo Mortensen) est chargé de conduire et d’accompagner un pianiste de jazz de renommée mondiale, dans sa tournée aux États-Unis. Jusque-là rien d’extraordinaire, sinon que Tony est un modeste italo-américain du Bronx et que le pianiste Don Shirley (Mahershala Ali) est noir et cultivé. De plus, la tournée en question se déroule en 1932 dans le Sud ségrégationniste. On a compris, tout se joue dans des relations binaires : les Noirs et les Blancs, la classe supérieure éduquée et riche et les classes populaires pauvres, le Nord et le Sud, la belle langue châtiée du pianiste et la trivialité langagière de Tony, les motels sordides réservés au Noirs et les demeures luxueuses des aristocrates. Mais là où les barrières vont tomber, c’est précisément dans les liens qui se tissent peu à peu au fil des étapes de ce road movie musical et plein d’humour. Les deux protagonistes vont se rapprocher l’un de l’autre, vont se mesurer, se disputer, s’apprivoiser. Une certaine complicité s’installe alors entre eux. Ils vont s’influencer, se comprendre, enfin s’aimer. Ce magistral ballet à deux, où l’un découvre et accueille l’autre, se joue sur un territoire où au contraire, les barrières, les incompréhensions et les préjugés perdurent. On accepte en effet que le musicien divertisse les Blancs du Sud, mais il n’a pas le droit de dîner dans les mêmes restaurants que les Blancs, ni de loger dans les mêmes hôtels. Le titre du film Green Book se réfère justement au guide de voyage et de tourisme listant les établissements dans lesquels les Noirs pouvaient séjourner. Dans le Sud on ne sert pas les Noirs, les policiers les arrêtent sans raison… pas dans le Nord. Tony et Don émergent de cet univers de haine pour se soutenir et s’aider l’un l’autre, sans rien attendre en retour. Tony apporte son service de chauffeur à Don, mais il le protège aussi, le secourt dans ses moments de vulnérabilité. De son côté, Don aide Tony à écrire de belles lettres à sa femme, à apprendre les belles manières, à découvrir la beauté de la musique, le respect de l’environnement… Nous sommes ici dans un film qui aurait bien pu s’appuyer sur la pensée d’Emmanuel Levinas. Nous sommes dans cette relation à l’autre où chacun répond à l’appel de l’autre, où la vulnérabilité de l’un commande de lui venir en aide. Cette découverte de l’autre au cours de laquelle s’expriment la compréhension, la bienveillance et le don permettra à Tony et Don de transcender leurs difficultés et leur solitude. Car tels sont ces enjeux. Tony vit dans un monde fermé sur lui-même, de condition modeste, peu éduqué et passablement xénophobe. La présence de Don, son influence, son soutien vont lui ouvrir les yeux, le sortir de son enfermement culturel et social. De son côté Don vit une souffrance insupportable de se savoir être de nulle part et qu’il exprime avec violence, directement à Tony : il n’est « pas assez blanc », malgré son éducation et ses compétences musicales, pour être accepté par les Blancs. Il n’est « pas assez noir », pour se sentir membre à part entière de la communauté noire. Et il n’est « pas assez homme » non plus, son homosexualité ne faisant qu’accroître sa souffrance. Par l’attention qu’il lui porte, par le soin qu’il lui prodigue, Tony va redonner à Don un nouveau sens à sa vie. Il va lui permettre de réintégrer la société de ses frères de race et d’être accepté dans la famille de Tony. Green Book, un film porté par des comédiens remarquables où l’on retrouve la veine des frères Dardenne et leur souci de l’éthique.

« Green Book, sur les routes du Sud »
de Peter Farrelly avec Viggo Mortensen et Mahershala Ali  – USA 2018
En salles depuis le 23 janvier 2019
Disponible en DVD et Blu-ray

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« Duel au soleil » de King Vidor : sensualité, religion et censure à Hollywood

13  décembre 2018


Photo Sens Critique

Réalisé en 1946 par plusieurs cinéastes dont Joseph Von Sternberg, c’est bien King Vidor qui signe ce fascinant western. Mais c’est bien plus qu’un western. Malgré les paysages aux couleurs éclatantes, les conflits entre les propriétaires terriens et les compagnies de chemin de fer, les chevauchées de cow-boys, Duel au soleil est une véritable tragédie. Elle met en scène les deux fils d’un riche éleveur de bétail, Lewt (Gregory Peck) et Jesse (Joseph Cotten) séduits par Pearl (Jennifer Jones) une jeune métisse recueillie par la famille après l’exécution de son père. Lewt va séduire la jeune femme. Dans une étreinte violente, elle se donne à lui, mais Lewt lui refuse le mariage. Dépitée, elle épouse un autre homme, que Lewt ne tardera pas à tuer. Jesse à son tour demande à Pearl de venir vivre avec lui, ce que Lewt ne peut accepter. Il provoque son frère et le blesse, puis revient vers Pearl et lui promet de l’épouser. Mais la fougueuse Pearl se retourne contre Lewt et tous deux finiront par s’affronter dans un duel meurtrier, d’une force et d’une sensualité sauvages, haine et amour confondus.
Au-delà de sa dimension flamboyante et de son intensité dramatique, la sortie en DVD de Duel au soleil m’incite à revisiter les relations tumultueuses et conflictuelles entre les producteurs de Hollywood et les instances de contrôle et de régulation des films le plus souvent sous influence, voire dirigées par les institutions catholiques durant les années 1940 et 1950. Duel au soleil laisse transparaitre le caractère autoritaire de David Selznick, le producteur du film et l’administration du code de production (PCA), l’organisme chargé du contrôle et de l’autorégulation mis en place par les studios en 1934 et de veiller à ce que le contenu des films soit en conformité avec les valeurs morales de l’Église catholique.
Le film permet d’entrevoir ces tensions lorsque la sexualité et les passions amoureuses violentes sont en jeu. En effet, la PCA refuse de valider une telle histoire. Selznick apporte quelques changements mais refuse de retirer la scène de l’étreinte fougueuse entre Pearl et Lewt. Joseph Breen, le patron de la PCA demande à nouveau que la scène finale où les deux amants s’entre-tuent, ne meurent pas enlacés comme cela est prévu. Selznick refuse mais accepte de raccourcir le plan. Après de multiples négociations entre Selznick, les organismes de contrôle et des membres du clergé catholique, le film est autorisé, mais classé comme « partiellement offensant ». En fin de compte, la sexualité et l’érotisme torride qui se dégagent du film, malgré quelques aménagements mineurs, restent entiers et permettent à Selznick de garder intacts son pouvoir et sa notoriété.

Duel au soleil
King Vidor – USA 1946
Disponible en DVD et Blu-ray

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